LA
CINQUIÈME MONTAGNE |
Prologue
Première partie «J’AI SERVI UN
SEIGNEUR QUI
MAINTENANT M’Abandonne aux mains de mes ennemis, dit Élie. – Dieu est Dieu, répondit
le lévite. Il n’a pas expliqué à Moïse s’Il était bon ou mauvais, Il a
seulement affirmé : Je suis. Il est tout ce qui existe sous le soleil – le tonnerre
qui détruit la maison, et la main de l’homme qui la reconstruit. » La conversation était la
seule manière d’éloigner la peur ; d’un moment à l’autre, les soldats allaient
ouvrir la porte de l’étable, les découvrir et leur proposer le seul choix
possible : adorer Baal, le dieu phénicien, ou être exécutés. Ils fouillaient
maison après maison, convertissant ou exécutant les prophètes. Le lévite se convertirait
peut-être, échappant ainsi à la mort. Mais Élie n’avait pas le choix: tout
arrivait par sa faute, et Jézabel voulait sa tête de toute façon. « C’est un ange du Seigneur
qui m’a envoyé parler au roi Achab et l’avertir qu’il ne pleuvrait pas tant que
Baal serait adoré en Israël », expliqua-t-il, en demandant presque pardon pour
avoir écouté les paroles de l’ange. « Mais Dieu agit avec lenteur ; quand la
sécheresse commencera à produire son effet, la princesse Jézabel aura détruit
tous ceux qui sont restés fidèles au Seigneur. » Le lévite resta silencieux. Il
se demandait s’il devait se convertir à Baal ou mourir au nom du Seigneur. «
Qui est Dieu ? poursuivit Élie. Est-ce Lui qui tient l’épée du soldat exécutant
les hommes fidèles à la foi de nos patriarches ? Est-ce Lui qui a mis une
princesse étrangère sur le trône de notre pays, afin que tous ces malheurs
s’abattent sur notre génération ? Est-ce Dieu qui tue les fidèles, les
innocents, ceux qui suivent la loi de Moïse ? » Le lévite prit une décision
: il préférait mourir. Alors il se mit à rire, parce que l’idée de la mort ne
l’effrayait plus. Il se tourna vers le jeune prophète et s’efforça de le
tranquilliser: « Demande à Dieu qui Il
est, puisque tu doutes de Ses décisions. Pour ma part, j’ai déjà accepté mon
destin. – Le Seigneur ne peut pas
désirer que nous soyons impitoyablement massacrés, insista Élie. – Dieu peut tout. S’Il se
limitait à faire ce que nous appelons le Bien, nous ne pourrions pas le nommer
Tout-Puissant ; Il dominerait seulement une partie de l’univers, et il y aurait
quelqu’un de plus puissant que Lui qui surveillerait et jugerait Ses actions. En ce cas,
j’adorerais ce quelqu’un plus puissant. – S’Il peut tout, pourquoi
n’épargne-t-Il pas la souffrance à ceux qui L’aiment? Pourquoi ne nous
sauve-t-Il pas, au lieu de donner gloire et pouvoir à Ses ennemis? – Je l’ignore, répondit le lévite.
Mais il y a à cela une raison, et j’espère la connaître bientôt. –
Tu n’as pas de réponse à
cette question. – Non. » Ils restèrent tous deux
silencieux. Élie avait des sueurs froides. « Tu as peur, mais moi j’ai
accepté mon destin, commenta le lévite. Je vais sortir et mettre fin à cette
agonie. Chaque fois que j’entends un cri là dehors, je souffre en imaginant ce
qui se passera lorsque mon heure viendra. Depuis que nous sommes enfermés ici,
je suis mort une bonne centaine de fois, et j’aurais pu mourir une seule fois.
Puisque je vais être égorgé, que ce soit le plus vite possible. » Il avait raison. Élie avait
entendu les mêmes cris et il avait déjà souffert au-delà de sa capacité de
résistance. « Je t’accompagne. Je suis
fatigué de lutter pour quelques heures de vie supplémentaires. » Il se leva et ouvrit la
porte de l’étable, laissant la lumière du soleil révéler la présence des deux
hommes qui y étaient cachés. * Le lévite le prit par le bras
et ils se mirent en marche. À l’exception de quelques cris, on aurait dit un
jour normal dans une cité pareille à n’importe quelle autre – un soleil pas
trop brûlant, la brise venant de l’océan au loin, rendant la température
agréable, les rues poussiéreuses, les maisons faites d’argile mélangée à de la
paille. « Nos âmes sont
prisonnières de la terreur de la mort, et c’est une belle journée, dit le
lévite. Bien souvent, alors que je me sentais en paix avec Dieu et avec le
monde, la chaleur était insupportable, le vent du désert emplissait mes yeux de
sable et ne me laissait pas voir à deux pas. Le plan de Dieu ne correspond pas
toujours à ce que nous sommes ou sentons ; mais je suis certain qu’Il a une
raison pour tout cela. – J’admire ta foi. » Le lévite regarda vers le
ciel, comme s’il réfléchissait. Puis il se tourna vers Élie : « N’admire pas, et ne crois
pas autant : c’est un pari que j’ai fait avec moi-même. J’ai parié que Dieu
existe. – Tu es un prophète,
répliqua Élie. Tu as aussi entendu des voix, et tu sais qu’il existe un monde
au-delà de ce monde. – C’est peut-être le fruit
de mon imagination. – Tu as vu les signes de
Dieu », insista Élie, que les commentaires de son compagnon commençaient à
rendre anxieux. « C’est peut-être le fruit
de mon imagination, lui fut-il répété. En fait, je n’ai de concret que mon pari
: je me suis dit que tout cela venait du Très-Haut. » * La rue était déserte. Les
gens, dans leurs maisons, attendaient que les soldats d’Achab accomplissent la tâche
exigée par la princesse étrangère : l’exécution des prophètes d’Israël. Élie
cheminait avec le lévite, et il avait la sensation que, derrière chacune des
fenêtres et des portes, quelqu’un l’observait et l’accusait de ce qui était en
train de se passer. « Je n’ai pas demandé à
être prophète. Tout cela est peut-être aussi le fruit de mon imagination », se
disait Élie. Mais après ce qui était
arrivé dans la charpenterie, il savait qu’il n’en était
rien. * Depuis son enfance, il
entendait des voix et conversait avec les anges. Aussi ses parents
insistèrent-ils pour qu’il consultât un prêtre d’Israël. Ce dernier, après
nombre de questions, reconnut en lui un nabi, un prophète, un « homme de l’esprit», qui «
s’exalte à la voix de Dieu ». Après plusieurs heures
d’entretien ininterrompu avec lui, le prêtre expliqua à ses parents que tout ce
que cet enfant viendrait à dire devait être pris au sérieux. Sur le chemin du retour,
les parents exigèrent qu’Élie ne racontât jamais à personne ce qu’il voyait ou
entendait ; être un prophète impliquait des liens avec le gouvernement, et
c’était toujours dangereux. De toute façon, Élie
n’avait jamais rien entendu qui pût intéresser les prêtres ou les rois. Il ne
conversait qu’avec son ange gardien et écoutait des conseils concernant sa
propre vie. De temps à autre, il avait des visions qu’il ne parvenait pas à
comprendre – des océans lointains, des montagnes peuplées d’êtres étranges, des
roues avec des ailes et des yeux. Lorsque les visions avaient disparu,
obéissant à ses parents, il
s’efforçait de les oublier le plus vite possible. Ainsi les voix et les
visions s’étaient-elles faites de plus en plus rares. Ses parents, satisfaits,
n’avaient plus abordé le sujet. Lorsqu’il fut en âge d’assurer sa subsistance,
ils lui prêtèrent de l’argent pour qu’il ouvrît une petite charpenterie. * Fréquemment, il regardait
avec respect les autres prophètes dans les rues de Galaad : ils portaient des
manteaux de peau et des ceintures de cuir, et affirmaient que le Seigneur les
avait choisis pour guider le peuple élu. Mais en vérité, ce n’était pas son
destin. Jamais il ne serait capable de connaître une transe lors d’une danse ou
d’une séance d’autoflagellation, une pratique normale chez les « exaltés par la
voix de Dieu », parce qu’il avait peur de la douleur. Jamais il ne marcherait
dans les rues de Galaad, exhibant fièrement les cicatrices des blessures
obtenues au cours de l’extase, parce qu’il était trop timide pour cela. Élie se considérait comme
une personne ordinaire, qui s’habillait comme tout le monde et dont l’âme était
torturée des mêmes craintes et tentations que celle des autres mortels. À
mesure que progressait son travail dans la charpenterie, les voix cessèrent
complètement parce que les adultes et les travailleurs n’ont pas de temps pour
cela. Ses parents étaient contents de leur fils, et la vie s’écoulait dans
l’harmonie et la paix. La conversation qu’il avait
eue avec le prêtre lorsqu’il était petit devint peu à peu un lointain souvenir.
Élie ne pouvait croire que Dieu tout puissant eût besoin de converser avec les
hommes pour faire valoir ses ordres. Ce qui s’était passé dans son enfance
n’était que la fantaisie d’un gamin oisif. À Galaad, sa cité natale, il y avait
des gens que les habitants considéraient comme fous. Incapables de tenir des
propos cohérents, ils ne distinguaient pas la voix du Seigneur des délires de
la démence. Ils erraient dans les rues, annonçant la fin du monde et vivant de
la charité d’autrui. Pourtant, aucun prêtre ne les considérait comme « exaltés
par la voix de Dieu ». Élie en vint à penser que
les prêtres n’avaient jamais la certitude de ce qu’ils affirmaient. Il y avait
des « exaltés de Dieu » parce que le pays ne savait pas où il allait, que les
frères se querellaient et que le gouvernement était instable. Il n’y avait
aucune différence entre les prophètes et les fous. * Quand il apprit le mariage
de son roi et de Jézabel, princesse de Tyr, Élie n’y accorda pas grande
importance. D’autres rois d’Israël avaient agi de même. Il en avait résulté une
paix durable dans la région, et le commerce avec le Liban s’était développé.
Peu importait à Élie que les habitants du pays voisin croient en des dieux qui
n’existaient pas ou se consacrent à des cultes étranges, comme l’adoration des
animaux et des montagnes ; ils étaient honnêtes dans les négociations, voilà
l’essentiel. Élie continua donc à acheter leur bois de cèdre et à leur vendre
les produits de sa charpenterie. Même s’ils se montraient un peu orgueilleux,
aucun des commerçants du Liban n’avait jamais cherché à tirer parti de la
confusion qui régnait en Israël. Ils payaient les marchandises à leur juste
prix et n’émettaient aucun commentaire sur les constantes guerres intestines,
ni sur les problèmes politiques auxquels les Israélites étaient sans cesse
confrontés. * Après son accession au
trône, Jézabel avait demandé à Achab de remplacer le culte du Seigneur par
celui des dieux du Liban. Cela aussi était déjà
arrivé auparavant. Élie, bien qu’il fût indigné par le consentement d’Achab, continua
d’adorer le Dieu d’Israël et d’obéir aux lois de Moïse. « Cela ne durera pas,
pensait-il. Jézabel a séduit Achab, mais elle ne parviendra pas à persuader le
peuple. » Mais Jézabel n’était pas
une femme comme les autres ; elle avait la conviction que Baal l’avait fait
venir au monde pour convertir les peuples et les nations. Subtilement et
patiemment, elle se mit à récompenser tous ceux qui se détournaient du Seigneur
et acceptaient les nouvelles divinités. Achab ordonna la construction d’un
temple pour Baal à Samarie, à l’intérieur duquel il fit bâtir un autel. Les
pèlerinages commencèrent, et le culte aux dieux du Liban se répandit de toutes
parts. « Cela passera. Cela durera
peut-être une génération, mais ensuite cela passera », pensait toujours Élie. ALORS SURVINT UN ÉVÉNEMENT AUQUEL IL NE s’attendait pas. Un après-midi, tandis qu’il finissait de
fabriquer une table dans sa charpenterie, tout s’obscurcit autour de lui et des
milliers de points blancs se mirent à scintiller. Sa tête lui faisait mal comme
jamais ; il voulut s’asseoir, mais constata qu’il n’arrivait pas à bouger un
seul muscle. Ce n’était pas le fruit de
son imagination. « Je suis mort, pensa-t-il
sur-le-champ. Maintenant, je découvre l’endroit où Dieu nous envoie après notre
mort : le milieu du firmament. » Une des lumières brilla
plus fort et soudain, comme si elle venait de partout en même temps, « la parole du
Seigneur lui fut adressée : “ Dis à Achab que, par la vie du Seigneur, le Dieu
d’Israël au service duquel je suis, il n’y aura ces années-ci ni rosée ni pluie
sinon à ma parole. ” » L’instant suivant, tout
redevint normal, la charpenterie, la lumière du crépuscule, les voix des
enfants jouant dans la rue. * Élie ne dormit pas cette
nuit-là. Pour la première fois depuis des années, les sensations de son enfance
étaient de retour ; et ce n’était pas son ange gardien qui lui parlait, mais « quelque chose » de plus puissant. Il redouta, s’il
n’obéissait pas à cet ordre, que toutes ses activités ne fussent maudites. Le lendemain matin, il
décida de faire ce qu’on lui avait demandé. En fin de compte, il se
contenterait de délivrer un message qui ne le concernait pas ; une fois cette
tâche terminée, les voix ne reviendraient plus le déranger. Il n’eut aucune difficulté
à obtenir une audience auprès du roi Achab. Des générations plus tôt, lorsque
le roi Saül était monté sur le trône, les prophètes avaient acquis de
l’importance dans les affaires et le gouvernement de son pays. Ils pouvaient se
marier, avoir des enfants, mais ils devaient rester en permanence à la
disposition du Seigneur, afin que les gouvernants ne s’écartent jamais trop du
droit chemin. La tradition affirmait que, grâce à ces « exaltés de Dieu », on
avait gagné de nombreuses batailles et qu’Israël survivait parce que, quand ses
gouvernants se fourvoyaient, il y avait toujours un prophète pour leur faire
regagner la voie du Seigneur. En arrivant, Élie avertit
le roi que la sécheresse allait dévaster la région jusqu’à ce que le culte des
dieux phéniciens fût abandonné. Le souverain n’accorda
guère d’importance à ces paroles, mais Jézabel, qui se tenait à côté d’Achab et
écoutait attentivement, se mit à l’interroger. Élie lui parla alors de la
vision, du mal de tête, de la sensation que le temps s’était arrêté quand il écoutait
l’ange. Pendant qu’il décrivait ce qui lui était arrivé, il put regarder de
près la princesse dont tout le monde parlait. C’était l’une des plus belles
femmes qu’il eût jamais vues, avec de longs
cheveux noirs descendant jusqu’à sa taille parfaitement tournée. Ses yeux
verts, qui brillaient dans son visage brun, restaient fixés sur ceux d’Élie. Il
ne parvenait pas à déchiffrer la signification de ce regard, et il ne pouvait
pas savoir quel effet lui causaient ses propos. Il sortit de cette entrevue
convaincu qu’il avait accompli sa mission et pouvait désormais retourner à son
travail dans la charpenterie. Sur le chemin
du retour, il désira Jézabel de toute l’ardeur de ses vingt-trois ans.
Et il pria Dieu qu’il lui fût permis de rencontrer plus tard une femme du
Liban, parce qu’elles étaient belles, avec leur peau sombre et leurs yeux verts
emplis de mystère. * Il travailla le reste de la
journée et dormit en paix. Le lendemain, il fut réveillé avant l’aurore par le lévite.
Jézabel avait persuadé le roi que les prophètes étaient une menace pour la
croissance et l’expansion d’Israël. Les soldats d’Achab avaient reçu l’ordre
d’exécuter tous ceux qui refuseraient d’abandonner la tâche sacrée que Dieu
leur avait confiée. Mais à Élie ils n’avaient pas donné la possibilité de
choisir : lui devait être mis à mort. Élie et le lévite passèrent
deux jours cachés dans l’étable au sud de Galaad, tandis que quatre cent
cinquante nabis
étaient exécutés.
Cependant, la plupart des prophètes, qui vagabondaient d’ordinaire dans les
rues en s’auto flagellant et en prédisant la fin du monde à cause de la
corruption et de l’absence de foi, avaient accepté de se convertir à la
nouvelle religion. * Un bruit sec, suivi d’un
cri, interrompit les pensées d’Élie. Alarmé, il se tourna vers son compagnon : « Que se passe-t-il ? » Mais il n’obtint pas de
réponse : le corps du lévite s’écroula sur le sol, une flèche plantée au milieu
de la poitrine. Devant lui, un soldat mit
une nouvelle flèche dans son arc. Élie regarda autour de lui : la rue, les
portes et fenêtres fermées, le soleil éblouissant dans le ciel, la brise qui
venait d’un océan dont il avait tant entendu parler mais qu’il n’avait jamais
vu. Il songea à courir, mais il savait qu’il serait rattrapé avant d’atteindre
le coin de la rue. « Si je dois mourir, que ce
ne soit pas d’un coup dans le dos. » Le soldat banda de nouveau
son arc. À sa grande surprise, Élie ne ressentait pas la peur, ni l’instinct de
survie, ni rien. C’était comme si toute la scène avait déjà été définie voilà
très longtemps, et que l’un et l’autre – lui aussi bien que le soldat –
tenaient un rôle dans un drame qui n’avait pas été écrit par eux. Il se rappela
son enfance, les matins et les après-midi à Galaad, les ouvrages inachevés
qu’il allait laisser dans sa charpenterie. Il songea à sa mère et à son père,
qui n’avaient jamais désiré avoir un fils prophète. Il pensa aux yeux de
Jézabel et au sourire du roi Achab. Il pensa qu’il était
stupide de mourir à vingt-trois ans, sans avoir jamais connu l’amour d’une
femme. La main lâcha la corde, la
flèche fendit l’air, passa en sifflant près de son oreille droite, et se planta
derrière lui dans le sol poussiéreux. Le soldat, encore une fois, arma son arc
et le visa. Pourtant, au lieu de tirer, il fixa Élie dans les yeux. « Je suis
le meilleur des archers de toutes les armées d’Achab, dit-il. Cela fait sept
ans que je n’ai pas manqué un seul tir. » Élie se tourna vers le corps du
lévite. « Cette flèche était pour
toi. » Le soldat gardait son arc bandé, et ses mains tremblaient. « Élie était
le seul prophète qui devait être mis à mort ; les autres pouvaient choisir la
foi en Baal. – Alors, termine ton
travail. » Il était surpris de sa
propre tranquillité. Il avait imaginé la mort tant de fois durant les nuits
passées dans l’étable, et maintenant il comprenait qu’il avait souffert plus
que nécessaire. En quelques secondes, tout serait fini. « Je n’y arrive pas », dit
le soldat, les mains encore tremblantes, et l’arc changeant à chaque instant de
direction. « Va-t’en ! Hors de ma présence ! Je pense que Dieu a dévié mes
flèches, et qu’il va me maudire si je réussis à te tuer. » Ce fut alors – à mesure
qu’Élie découvrait qu’il avait une chance de survivre – que la peur de mourir
afflua de nouveau. Il était encore possible de connaître l’océan, de rencontrer
une femme, d’avoir des enfants et d’achever ses ouvrages dans la charpenterie. « Finis-en vite, dit-il. En
ce moment, je suis calme. Si tu attends trop, je vais souffrir pour tout ce que
je serai sur le point de perdre. » Le soldat regarda alentour
pour s’assurer que personne n’avait assisté à la scène. Puis il abaissa son
arc, remit la flèche dans son carquois, et disparut. Élie sentit que ses jambes
flanchaient ; la terreur revenait dans toute son intensité. Il devait fuir
immédiatement, disparaître de Galaad, ne plus jamais avoir à se trouver face à
face avec un soldat, l’arc tendu, pointé sur son cœur. Il n’avait pas choisi
son destin, et il n’était pas allé voir Achab pour se vanter auprès de ses
voisins d’avoir conversé avec le roi. Il n’était pas responsable du massacre
des prophètes. Il n’était pas non plus responsable d’avoir vu, un après-midi,
le temps s’arrêter et la charpenterie se transformer en un trou noir, empli de
points lumineux. Imitant le soldat, il
regarda autour de lui. La rue était déserte. Il songea à vérifier s’il pouvait
encore sauver la vie du lévite mais bientôt la terreur revint et, avant que
quelqu’un n’apparût, Élie s’enfuit. IL MARCHA PENDANT DES HEURES, S’ENGAGEANT DANS des chemins qui n’étaient
plus fréquentés depuis longtemps, et arriva enfin au bord du ruisseau du
Kerith. Il avait honte de sa lâcheté, mais il se réjouissait d’être en vie. Il but un peu d’eau, s’assit,
et alors seulement se rendit compte de la situation dans laquelle il se
trouvait : demain, il lui faudrait se nourrir, et il ne trouverait pas de
nourriture dans le désert. Il se rappela la
charpenterie, le travail de tant d’années, qu’il avait été contraint de laisser
derrière lui. Certains de ses voisins étaient ses amis, mais il ne pouvait pas
compter sur eux. L’histoire de sa fuite s’était déjà sans doute répandue dans
la cité, et tous le haïraient de s’être échappé, pendant qu’il envoyait au martyre
les véritables hommes de foi. Tout ce qu’il avait fait
jusque-là était ruiné uniquement parce qu’il avait cru accomplir la volonté du
Seigneur. Demain, et dans les prochains jours, semaines et mois, les commerçants
du Liban frapperaient à sa porte, et on les avertirait que le propriétaire
s’était enfui, semant derrière lui la mort de prophètes innocents. On
ajouterait peut-être qu’il avait tenté de détruire les dieux qui protégeaient
la terre et les cieux. L’histoire franchirait bientôt les frontières d’Israël,
et il pouvait renoncer pour toujours au mariage avec une femme aussi belle que
celles qui vivaient au Liban. * « Il y a les navires. » Oui, il y avait les
navires. On avait coutume d’accepter pour marins les criminels, les prisonniers
de guerre, les fugitifs, parce que c’était un métier plus dangereux que
l’armée. À la guerre, un soldat avait toujours une chance de rester en vie ;
mais les mers étaient un territoire inconnu, peuplé de monstres, et, lorsqu’une
tragédie survenait, il n’y avait pas de survivant pour raconter ce qui s’était
passé. Certes, il y avait les
navires, mais ils étaient contrôlés par les commerçants phéniciens. Élie
n’était pas un criminel, un prisonnier ou un fugitif, c’était un homme qui
avait osé élever la voix contre le dieu Baal. Lorsqu’on le découvrirait, il
serait mis à mort et jeté à la mer, car les marins croyaient fermement que Baal
et ses dieux étaient maîtres des tempêtes. Il ne pouvait pas se
diriger vers la mer. Ni continuer vers le nord, car là se trouvait le Liban. Il
ne pouvait pas non plus aller vers l’orient, où des tribus israélites menaient
une guerre depuis deux générations. * Il se souvint de la
tranquillité qu’il avait ressentie devant le soldat. En fin de compte, qu’était
la mort ? Un instant, rien de plus. Même s’il éprouvait de la douleur, elle
passerait rapidement, et le Seigneur des Armées le recevrait en son sein. Il se coucha sur le sol et
resta très longtemps à contempler le ciel. Comme le lévite, il tenta de parier,
non sur l’existence de Dieu – il n’avait pas de doutes sur ce point –, mais sur
la raison de sa propre vie. Il vit les montagnes, la
terre qu’allait dévaster une longue sécheresse – ainsi l’avait annoncé l’ange
du Seigneur – mais qui conservait encore la fraîcheur de nombreuses années de
pluies généreuses. Il aperçut le ruisseau du Kerith, dont les eaux se
tariraient bientôt. Il fit ses adieux au monde avec ferveur et respect, et pria
le Seigneur de l’accueillir quand viendrait son heure. Il se demanda quel était le motif de son existence, et
n’obtint pas de réponse. Il se demanda où il devait se rendre, et comprit qu’il
était cerné. Le lendemain, il ferait
demi-tour et se livrerait, bien que la peur de la mort fût revenue. Il tenta de se réjouir
puisqu’il lui restait quelques heures à vivre. En vain. Il venait de découvrir
que l’homme a rarement le pouvoir de prendre une décision. LORSQUE ÉLIE SE RÉVEILLA LE LENDEMAIN, IL regarda de nouveau le Kerith. Demain, ou dans un an, ce ne
serait plus qu’un chemin de sable fin et de galets polis. Les habitants
continueraient de le nommer Kerith, et peut-être indiqueraient-ils leur route
aux voyageurs en disant : « Tel village se trouve au bord de la rivière qui
passe près d’ici. » Les voyageurs marcheraient jusque-là, verraient les galets
et le sable fin, et se feraient cette réflexion : « Là, sur cette terre, il y
avait une rivière. » Mais la seule chose importante concernant une rivière –
son torrent d’eau – ne serait plus là pour étancher leur soif. Comme les ruisseaux et les
plantes, les âmes avaient besoin de la pluie, mais d’une autre sorte :
l’espoir, la foi, la raison de vivre. Sinon, même si le corps continuait à
vivre, l’âme dépérissait ; et les gens pouvaient dire que « là, dans ce corps,
il y avait eu un homme ». Ce n’était pas le moment de
songer à tout cela. Encore une fois il se rappela sa conversation avec le
lévite, un peu avant qu’ils ne sortent de l’étable : à quoi bon mourir de tant
de morts, s’il suffisait d’une seule ? Tout ce qu’il devait faire, c’était
attendre les gardes de Jézabel. Ils arriveraient, sans aucun doute, car les
itinéraires n’étaient pas nombreux pour fuir de Galaad. Les malfaiteurs se
dirigeaient toujours vers le désert –
où on les retrouvait morts au bout de quelquesjours –, ou vers le Kerith où ils
finissaient par être capturés. Bientôt, donc, les gardes seraient là. Et il se
réjouirait en les voyant. * Il but un peu de l’eau
cristalline, se lava le visage, et chercha un endroit ombragé où attendre ses
poursuivants. Un homme ne peut lutter contre son destin – il avait déjà tenté
de lutter, et il avait perdu. Bien qu’il fût considéré
par les prêtres comme un prophète, Élie avait décidé de travailler dans une
charpenterie, mais le Seigneur l’avait reconduit vers son chemin. Il n’était pas le seul à
avoir essayé d’abandonner la vie que Dieu avait écrite pour chacun sur terre.
Il avait eu un ami, doté d’une voix remarquable, dont les parents n’avaient pas
non plus accepté qu’il fût chanteur – car c’était un métier qui déshonorait la
famille. Une de ses amies d’enfance savait danser comme personne, mais sa
famille le lui avait interdit – pour la bonne raison que le roi aurait pu la
faire appeler et que nul ne savait combien de temps durerait son règne. En outre,
l’atmosphère du palais était dépravée, hostile, écartant à tout jamais
l’opportunité d’un bon mariage. « L’homme est né pour
trahir son destin. » Dieu ne mettait dans nos cœurs que des tâches impossibles. « Pourquoi ? » Peut-être parce que la
tradition devait être maintenue. Mais ce n’était pas une
bonne réponse. « Les habitants du Liban sont plus avancés que nous parce qu’ils
n’ont pas suivi la tradition des navigateurs. Alors que tout le monde utilisait
le même type de bateau, ils ont décidé de construire un instrument différent. Beaucoup ont perdu la
vie en mer, mais leurs navires ont été perfectionnés, et maintenant ils
dominent le commerce dans le monde. Ils ont payé un prix élevé pour s’adapter,
mais cela en valait la peine. » L’homme trahissait
peut-être son destin parce que Dieu s’était éloigné de lui. Après avoir placé
dans les cœurs le rêve d’une époque où tout était possible, Il était allé
s’occuper d’autres nouveautés. Le monde s’était transformé, la vie était
devenue plus difficile, mais le
Seigneur n’était jamais revenu pour modifier les rêves des hommes. Dieu était loin. Pourtant,
s’Il envoyait encore les anges parler aux prophètes, c’est qu’il restait
quelque chose à faire ici-bas. Alors, quelle pouvait être la réponse? « Peut-être nos parents se
sont-ils trompés et ont-ils peur que nous commettions les mêmes erreurs. Ou
peut-être qu’ils ne se sont jamais trompés et ne sauront pas comment nous aider
si nous avons un problème. » Il sentait qu’il
approchait. Le ruisseau coulait près de
lui, quelques corbeaux tournoyaient dans le ciel, les plantes s’obstinaient à
pousser sur le terrain sableux et stérile. S’ils avaient écouté les propos de
leurs ancêtres, qu’auraient-ils entendu ? « Ruisseau, cherche un
meilleur endroit pour que tes eaux limpides réfléchissent la clarté du soleil,
puisque le désert a fini par t’assécher », aurait dit un dieu des eaux, si par
hasard il existait. « Corbeaux, la nourriture est plus abondante en forêt qu’au
milieu des rochers et du sable », aurait dit un dieu des oiseaux. «Plantes,
jetez vos semences loin d’ici, car le monde est plein de terre fertile et
humide, et vous pousserez plus belles », aurait dit un dieu des fleurs. Mais ni le Kerith, ni les
plantes, ni les corbeaux – l’un d’eux s’était posé
tout près – n’avaient le courage de faire ce que les autres rivières, oiseaux
ou fleurs jugeaient impossible. Élie fixa le corbeau du
regard. « J’apprends, dit-il à
l’oiseau. Même si c’est un apprentissage inutile, parce que je suis condamné à
mort. – Tu as découvert comme
tout est simple, sembla répondre le corbeau. Il suffit d’avoir du courage.» Élie rit, car il plaçait
des mots dans la bouche d’un oiseau. C’était un jeu amusant – qu’il avait
appris avec une femme qui confectionnait du pain – et il décida de continuer.
Il poserait les questions et se donnerait à lui-même une réponse, comme s’il
était un véritable sage. Mais le corbeau s’envola.
Élie attendait toujours l’arrivée des soldats de Jézabel, parce qu’il suffisait
de mourir une fois. * Le jour passa, et rien de
nouveau ne se produisit. Avaient-ils oublié que le principal ennemi du dieu
Baal était encore en vie ? Pourquoi Jézabel ne le poursuivait-elle pas,
puisqu’elle savait probablement où il se trouvait ? « Parce que j’ai vu ses
yeux, et c’est une femme sage, se dit-il. Si je mourais, je deviendrais un
martyr du Seigneur. Considéré comme un fugitif, je ne serai qu’un lâche qui ne
croyait pas en ce qu’il disait. » Oui, c’était cela la
stratégie de la princesse. * Peu avant la tombée de la
nuit, un corbeau – était-ce le même? – vint se poser sur la branche sur
laquelle il l’avait vu ce matin-là. Il tenait dans son bec un petit morceau de
viande que par inadvertance il laissa tomber. Pour Élie, ce fut un
miracle. Il courut jusque sous l’arbre, saisit le morceau et le mangea. Il
ignorait sa provenance et ne cherchait pas non plus à la connaître; l’important
était d’apaiser sa faim. Malgré le mouvement
brusque, le corbeau ne s’éloigna pas. «Cet oiseau sait que je
vais mourir de faim ici, pensa Élie. Il alimente sa proie pour avoir un
meilleur festin. » Jézabel aussi alimentait la
foi en Baal par l’histoire de la fuite d’Élie. Pendant quelque temps, ils
restèrent – l’homme et l’oiseau – à se contempler mutuellement. Élie se rappela
son jeu du matin. « J’aimerais converser avec
toi, corbeau. Ce matin, je pensais que les âmes avaient besoin de nourriture.
Si mon âme n’est pas encore morte de faim, elle a encore quelque chose à dire.
» L’oiseau restait immobile. « Et si elle a quelque
chose à dire, je dois l’écouter. Puisque je n’ai plus personne à qui parler »,
continua Élie. Faisant appel à son
imagination, Élie se transforma en corbeau. « Qu’est-ce que Dieu attend
de toi ? se demanda-t-il à lui-même, comme s’il était le corbeau. – Il attend que je sois un
prophète. – C’est ce qu’ont dit les
prêtres. Mais ce n’est peut-être pas ce que désire le Seigneur. – Si, c’est cela qu’Il
veut. Car un ange est apparu dans la charpenterie, et il m’a demandé de parler
à Achab. Les voix que j’entendais dans l’enfance... – ... que tout le monde a
entendues dans l’enfance, interrompit le corbeau. – Mais tout le monde n’a
pas vu un ange », remarqua Élie. Cette fois, le corbeau ne
répliqua pas. Au bout d’un moment, l’oiseau – ou, mieux, son âme ellemême, qui
délirait sous l’effet du soleil et de la solitude du désert – rompit le
silence. « Te souviens-tu de la
femme qui faisait du pain ? » se demanda-t-il à lui-même. Élie se souvenait. Elle
était venue lui demander de fabriquer quelques plateaux. Tandis qu’il
s’exécutait, il l’avait entendue dire que son travail était une façon
d’exprimer la présence de Dieu. « À la manière dont tu
fabriques ces plateaux, je vois que tu éprouves la même sensation, avait-elle ajouté. Tu souris pendant que tu
travailles.» La femme classait les êtres
humains en deux groupes : ceux qui étaient heureux et ceux qui se plaignaient
de ce qu’ils faisaient. Ces derniers affirmaient que la malédiction que Dieu
lança à Adam : « Le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine
que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie » était l’unique vérité. Ils n’avaient pas plaisir à
travailler et s’ennuyaient les jours de fête, lorsqu’ils étaient obligés de se
reposer. Ils se servaient des paroles du Seigneur comme d’une excuse pour leurs
vies inutiles, oubliant qu’Il avait aussi dit à Moïse : « Le Seigneur
ton Dieu te bénira abondamment sur la
terre qu’il te donne en héritage, pour la posséder. » « Oui, je me souviens de cette femme, répondit Élie au corbeau.
Elle avait raison, j’aimais mon travail dans la charpenterie. » Chaque table
qu’il montait, chaque chaise qu’il taillait lui permettaient de comprendre et
d’aimer la vie, même s’il ne s’en rendait compte que maintenant. « Elle m’a
expliqué que, si je parlais aux objets que je fabriquais, je serais surpris de
constater que les tables et les chaises me répondraient, parce que j’y mettrais
le meilleur de mon âme, et recevrais en échange la sagesse. – Si tu n’avais pas été
charpentier, tu n’aurais pas su non plus mettre ton âme hors de toi-même, faire
semblant d’être un corbeau qui parle, et comprendre que tu es meilleur et plus
sage que tu ne le penses. C’est dans la charpenterie que tu as découvert que le
sacré est partout. – J’ai toujours aimé faire
semblant de parler aux tables et aux chaises que je fabriquais. N’était-ce pas
suffisant ? La femme avait raison. Lorsque je conversais ainsi, il me venait
souvent des pensées qui ne m’étaient jamais passées par la tête. Mais au moment
où je commençais à comprendre que je pouvais servir Dieu de cette manière, l’ange est apparu
et... Eh bien ! tu connais la suite de l’histoire. – L’ange est apparu parce
que tu étais prêt, repartit le corbeau. – J’étais un bon
charpentier. – Cela faisait partie de
ton apprentissage. Quand un homme marche vers son destin, il est bien souvent
forcé de changer de direction. Parfois, les circonstances extérieures sont les
plus fortes, et il est obligé de se montrer lâche et de céder. Tout cela fait
partie de l’apprentissage. » Élie écoutait avec
attention ce que disait son âme. « Mais personne ne peut
perdre de vue ce qu’il désire. Même si, à certains moments, on croit que le
monde et les autres sont les plus forts. Le secret est le suivant : ne pas
renoncer. – Je n’ai jamais pensé être
un prophète, dit Élie. – Tu l’as pensé. Mais tu as
été convaincu que c’était impossible. Ou que c’était dangereux. Ou que c’était
impensable. » Élie se leva. « Pourquoi me dis-je des
choses que je ne veux pas entendre ? » s’écria-t-il. Effrayé par ce mouvement,
l’oiseau s’enfuit. * Le corbeau revint le
lendemain matin. Plutôt que de reprendre la conversation, Élie l’observa, car
l’animal parvenait toujours à se nourrir et lui apportait même quelques restes. Une mystérieuse amitié se
développa entre eux, et Élie commença à apprendre grâce à l’oiseau. Il vit
comment il trouvait sa nourriture dans le désert et découvrit qu’il pourrait
survivre quelques jours de plus s’il réussissait à en faire autant. Quand le
vol du corbeau devenait circulaire, Élie savait qu’il y avait une proie à
proximité ; il courait alors jusqu’à l’endroit et tentait de la capturer. Au
début, beaucoup des petits animaux parvenaient à lui échapper, mais peu à peu,
à force d’entraînement, il acquit une certaine habileté. Il se servait de
branches en guise de lances et creusait des pièges qu’il dissimulait sous une
fine couche de cailloux et de sable. Lorsque la proie tombait, Élie partageait
sa nourriture avec le corbeau et en gardait une partie pour servir d’appât. Mais la solitude dans
laquelle il se trouvait était terriblement oppressante, si bien qu’il décida de
converser de nouveau avec l’oiseau. « Qui es-tu ? demanda le
corbeau. – Je suis un homme qui a
découvert la paix, répondit Élie. Je peux vivre dans le désert, subvenir à mes
besoins, et contempler l’infinie beauté de la création divine. J’ai découvert
que j’avais en moi une âme meilleure que je ne pensais.» Ils continuèrent à chasser
ensemble au clair de lune. Alors, une nuit que son âme était possédée par la
tristesse, il décida de se demander de nouveau: « Qui es-tu ? – Je ne sais pas. » * Un autre clair de lune
mourut et renaquit dans le ciel. Élie sentait que son corps était plus fort, et
son esprit plus clair. Cette nuit-là, il se tourna vers le corbeau, toujours
posé sur la même branche, et répondit à la question qu’il avait lancée quelque
temps auparavant : « Je suis un prophète. J’ai
vu un ange pendant que je travaillais, et je ne peux pas douter de ce dont je
suis capable, même si tous les hommes du monde m’affirment le contraire. J’ai
provoqué un massacre dans mon pays parce que j’ai défié la bien-aimée de mon
roi. Je suis dans le désert – comme j’ai été avant dans une charpenterie –
parce que mon âme m’a dit qu’un homme devait passer par différentes étapes avant
d’accomplir son destin. – Oui, maintenant tu sais
qui tu es », commenta le corbeau. Cette nuit-là, lorsque Élie
rentra de la chasse, il voulut boire un peu d’eau mais le Kerith était asséché.
Il était tellement fatigué qu’il décida de dormir. Dans son rêve, apparut
l’ange gardien qu’il ne voyait pas depuis longtemps. « L’ange du Seigneur a
parlé à ton âme, dit celui-ci. Et il a ordonné : “ Va-t’en d’ici,
dirigetoi vers l’Orient et cache-toi dans le ravin du Kerith, qui est à l’est
du Jourdain. Tu boiras au torrent ; et j’ai ordonné aux corbeaux de te
ravitailler là-bas. ” – Mon âme a écouté, dit
Élie dans son rêve. – Alors réveille-toi.
L’ange du Seigneur me prie de m’éloigner, et il veut parler avec toi. » Élie se leva d’un bond,
effrayé. Que s’était-il passé ? Malgré la nuit, l’endroit
se remplit de lumière, et l’ange du Seigneur apparut. « Qu’est-ce qui t’a mené
ici ? demanda l’ange. – C’est toi qui m’as mené
ici. – Non. Jézabel et ses soldats
t’ont poussé à fuir. Ne l’oublie jamais, car ta mission est de venger le
Seigneur ton Dieu. – Je suis prophète, puisque
tu es devant moi et que j’écoute ta voix, dit Élie. J’ai changé maintes fois de
direction, tous les hommes font cela. Mais je suis prêt à aller jusqu’à Samarie
et à détruire Jézabel. – Tu as trouvé ton chemin,
mais tu ne peux pas détruire sans apprendre à reconstruire. Je t’ordonne : “ Lève-toi, et va à
Sarepta qui appartient à Sidon, tu y habiteras ; j’ai ordonné là-bas à une femme,
une veuve, de te ravitailler. ” » Le lendemain matin, Élie
chercha le corbeau pour lui faire ses adieux. Pour la première fois depuis
qu’il était arrivé au bord du Kerith, l’oiseau n’apparut pas. ÉLIE VOYAGEA PENDANT DES JOURS ET ATTEIGNIT ENFIN la vallée où se trouvait la cité de Sarepta,
à laquelle ses habitants donnaient le nom d’Akbar. Alors qu’il était à bout de
forces, il aperçut une femme, vêtue de noir, qui ramassait du bois. La
végétation de la vallée était rase, de sorte qu’elle devait se contenter de
menu bois sec. « Qui es-tu ? »
demanda-t-il. La femme regarda
l’étranger, sans comprendre ses paroles. « Donne-moi de l’eau, dit
Élie. Je suis seul, j’ai faim et soif, et je n’ai plus assez de forces pour
menacer personne. – Tu n’es pas d’ici, dit-elle
enfin. À ta façon de parler, tu viens sans doute du royaume d’Israël. Si tu me
connaissais mieux, tu saurais que je n’ai rien. – Tu es veuve, m’a dit le
Seigneur. Et j’ai moins que toi. Si tu ne me donnes pas maintenant de quoi
manger et boire, je vais mourir. » La femme eut peur. Comment
cet étranger pouvait-il connaître sa vie ? « Un homme devrait avoir
honte de réclamer de la nourriture à une femme, répliqua-t-elle en se
ressaisissant. – Fais ce que je te
demande, je t’en prie », insista Élie, sentant que les forces commençaient à
lui manquer. « Dès que j’irai mieux, je travaillerai pour toi. » La femme rit. « Il y a un instant, tu
m’as dit une vérité : je suis veuve, j’ai perdu mon mari sur l’un des navires
de mon pays. Je n’ai jamais vu l’océan, mais je sais que, comme le désert, il
tue celui qui le brave. » Et elle poursuivit : « Maintenant, tu me dis un
mensonge. Aussi vrai que Baal vit en haut de la Cinquième Montagne, je n’ai
rien à manger. Il y a tout juste une poignée de farine dans une cruche et un
peu d’huile dans une jarre. » Élie sentit que l’horizon
vacillait et il comprit qu’il allait bientôt s’évanouir. Rassemblant le peu
d’énergie qui lui restait, il implora pour la dernière fois : « Je ne sais pas si tu
crois aux songes, ni si j’y crois moi-même. Pourtant le Seigneur m’a annoncé
qu’en arrivant ici, je te rencontrerais. Il a déjà fait des choses qui m’ont
fait douter de Sa sagesse, mais jamais de Son existence. Et ainsi, le Dieu
d’Israël m’a prié de dire à la femme que je rencontrerais à Sarepta : Cruche
de farine ne se videra, jarre
d’huile ne se désemplira jusqu’au
jour où le Seigneur donnera
la pluie à la surface du sol. » Sans expliquer comment un
tel miracle pouvait se produire, Élie s’évanouit. La femme demeura immobile à
regarder l’homme tombé à ses pieds. Elle savait que le Dieu d’Israël n’était
qu’une superstition. Les dieux phéniciens étaient bien plus puissants et ils
avaient fait de son pays une des nations les plus respectées du monde. Mais
elle était contente ; elle vivait en général en demandant l’aumône, et
aujourd’hui, pour la première fois depuis très longtemps, un homme avait besoin
d’elle. Elle se sentit plus forte. En fin de compte, il y avait des gens dans
une situation pire que la sienne. « Si quelqu’un me réclame
une faveur, c’est que j’ai encore une certaine valeur sur cette terre,
pensa-t-elle. Je ferai ce qu’il demande, simplement pour soulager sa
souffrance. Moi aussi j’ai connu la faim, et je sais comme elle détruit l’âme.
» Elle retourna jusque chez
elle et revint avec un morceau de pain et une cruche d’eau. Elle s’agenouilla,
posa contre elle la tête de l’étranger et mouilla ses lèvres. Au bout de
quelques minutes, il recouvra les sens. Elle lui tendit le pain, et
Élie mangea en silence, tout en regardant la vallée, les défilés, les montagnes
qui pointaient silencieusement vers le ciel. Il apercevait les murailles rouges
de la cité de Sarepta, dominant le passage par la vallée. « Donne-moi l’hospitalité,
je suis poursuivi dans mon pays, dit-il. – Quel crime as-tu commis ? – Je suis un prophète du
Seigneur. Jézabel a ordonné la mort de tous ceux qui refusaient d’adorer les
dieux phéniciens. – Quel âge as-tu ? – Vingt-trois ans. » Elle regarda avec
compassion le jeune homme qui se tenait devant elle. Il avait les cheveux longs
et sales. Il portait la barbe, une barbe encore clairsemée, comme s’il désirait
paraître plus vieux qu’il ne l’était réellement. Comment un malheureux pareil
pouvait-il braver la princesse la plus puissante du monde ? « Si tu es ennemi de
Jézabel, tu es aussi mon ennemi. Elle est princesse de Tyr et, en épousant son
roi, elle a reçu pour mission de convertir son peuple à la foi authentique.
C’est ce qu’affirment ceux qui l’ont connue. » Elle indiqua l’un des pics
qui encadraient la vallée. « Nos dieux habitent au
sommet de la Cinquième Montagne depuis des générations. Ils parviennent à
maintenir la paix dans notre pays. Mais Israël vit dans la guerre et la
souffrance. Comment peut-on continuer à croire au Dieu unique ? Qu’on donne à
Jézabel le temps d’accomplir sa tâche et tu verras la paix régner aussi dans
vos cités. – J’ai entendu la voix du
Seigneur, répondit Élie. Quant à vous, vous n’êtes jamais montés au sommet de
la Cinquième Montagne pour savoir ce qu’il y a là-haut. – Celui qui gravira ce mont
mourra par le feu des cieux. Les dieux n’aiment pas les inconnus. » Elle se tut. Elle s’était
souvenue que, la nuit dernière, elle avait vu en rêve une lumière vive, d’où
sortait une voix disant : « Reçois l’étranger qui viendra à ta recherche. » « Donne-moi l’hospitalité,
je n’ai nulle part où dormir, insista Élie. – Je te l’ai déjà dit, je
suis pauvre. J’ai à peine assez pour moi et pour mon fils. – Le Seigneur t’a priée de
me permettre de rester, jamais Il n’abandonne quelqu’un qui aime. Je t’en prie.
Je serai ton employé. Je suis charpentier, je sais travailler le cèdre, et
j’aurai de quoi faire. Ainsi, le Seigneur se servira de mes mains pour tenir Sa
promesse : “ Cruche
de farine ne se videra, jarre d’huile ne se désemplira jusqu’au jour où le
Seigneur donnera la pluie à la surface du sol. ” – Même si je le voulais, je
n’aurais pas de quoi te payer. – C’est inutile. Le
Seigneur y pourvoira. » Déconcertée par son rêve de
la nuit, et bien qu’elle sût que l’étranger était un ennemi de la princesse de
Sidon, la femme décida d’obéir. LES VOISINS DÉCOUVRIRENT BIENTÔT LA PRÉSENCE d’Élie. Les gens racontèrent que la veuve avait installé
un étranger dans sa demeure, sans respecter la mémoire de son mari – un héros
qui avait trouvé la mort alors qu’il cherchait à étendre les routes
commerciales de son pays. Dès qu’elle eut
connaissance de ces rumeurs, la veuve expliqua qu’il s’agissait d’un prophète
israélite affamé et assoiffé. Et la nouvelle se répandit qu’un prophète israélite,
fuyant Jézabel, était caché dans la cité. Une commission alla consulter le
grand prêtre. « Qu’on amène l’étranger
devant moi », ordonna-t-il. Ainsi fut fait. Cet
après-midi-là, Élie fut conduit devant l’homme qui, avec le gouverneur et le
chef militaire, contrôlait tout ce qui se passait à Akbar. « Qu’es-tu venu faire ici ?
demanda-t-il. Ne vois-tu pas que tu es un ennemi de notre pays ? – Pendant des années j’ai
négocié avec le Liban, et je respecte ton peuple et tes coutumes. Je suis ici
parce que je suis persécuté en Israël. – J’en connais la raison,
dit le prêtre. C’est une femme qui t’a fait fuir ? – Cette femme est la plus
belle créature que j’aie rencontrée, quoique je me sois trouvé quelques minutes
seulement devant elle. Mais son cœur est de pierre, et derrière ses yeux verts
se cache l’ennemi qui entend détruire mon pays. Je n’ai pas fui : j’attends
simplement le moment opportun de retourner là-bas. » Le prêtre rit. « Alors, prépare-toi à
rester à Akbar le reste de ta vie. Nous ne sommes pas en guerre avec ton pays.
Tout ce que nous désirons, c’est que la foi authentique se répande – par des
moyens pacifiques – à travers le monde entier. Nous ne voulons pas répéter les
atrocités que vous avez commises quand vous vous êtes installés en Canaan. – Assassiner les prophètes
est-il un moyen pacifique ? – Si l’on coupe la tête du
monstre, il cesse d’exister. Quelques-uns peuvent mourir, mais les guerres de
religion seront évitées pour toujours. Et, d’après ce que m’ont raconté les
commerçants, c’est un prophète nommé Élie qui est à l’origine de tout cela et
qui ensuite s’est enfui. » Le prêtre le regarda
fixement, avant de poursuivre: « Un homme qui te
ressemblait. – C’est moi, répondit Élie. – Parfait. Sois le bienvenu
dans la cité d’Akbar. Lorsque nous aurons besoin d’obtenir quelque chose de
Jézabel, nous la paierons avec ta tête – la meilleure monnaie d’échange que
nous ayons. En attendant, cherche un emploi et apprends à subvenir à tes
besoins, ici il n’y a pas de place pour les prophètes. » Élie se préparait à partir
quand le prêtre reprit : « On dirait qu’une jeune
femme de Sidon est plus puissante que ton Dieu unique. Elle a réussi à ériger
un autel à Baal, et les anciens prêtres s’agenouillent maintenant devant lui. – Tout se passera ainsi que
le Seigneur l’a écrit, répliqua le prophète. À certains moments, nos vies
connaissent des tribulations et nous ne pouvons les éviter. Mais elles ont un
motif. – Lequel ? – À cette question nous ne
pouvons répondre avant, ou pendant, les
difficultés. C’est seulement une fois que nous les avons surmontées que
nous comprenons pourquoi elles sont survenues. » * Sitôt qu’Élie fut parti, le
grand prêtre convoqua la commission de citoyens qui était venue le trouver le
matin. « Ne vous en faites pas, dit-il.
La tradition nous commande de donner refuge aux étrangers. En outre, ici, il
est sous notre contrôle et nous pourrons surveiller ses allées et venues. La
meilleure manière de connaître et de détruire un ennemi, c’est de feindre de
devenir son ami. Quand arrivera le bon moment, il sera livré à Jézabel, et
notre cité recevra de l’or et des récompenses. D’ici là, nous aurons appris
comment anéantir ses idées ; pour le moment, nous savons seulement comment
détruire son corps. » Bien qu’Élie fût un adorateur
du Dieu unique et un ennemi potentiel de la princesse, le prêtre exigea que le
droit d’asile fût respecté. Tous connaissaient la vieille tradition : si une
cité refusait d’accueillir un voyageur, les fils de ses habitants connaîtraient
semblable malheur. Comme la progéniture de bon nombre des citoyens d’Akbar était dispersée sur
la gigantesque flotte marchande du pays, nul n’osa braver la loi de
l’hospitalité. En outre, cela ne coûtait rien
d’attendre le jour où la tête du prophète juif serait échangée contre de
grandes quantités d’or. * Ce soir-là, Élie dîna en
compagnie de la veuve et de son fils. Comme le prophète israélite constituait
désormais une précieuse monnaie d’échange susceptible d’être négociée plus
tard, certains commerçants avaient envoyé suffisamment de nourriture pour
permettre à la famille de s’alimenter pendant une semaine. « On dirait que le Seigneur
d’Israël tient sa parole, remarqua la veuve. Depuis que mon mari est mort,
jamais ma table n’a été aussi opulente. » ÉLIE S’INTÉGRA
PEU À PEU À LA VIE DE SAREPTA. Comme
tous ses habitants, il se mit à l’appeler Akbar. Il fit la connaissance du
gouverneur, du commandant de la garnison, du grand prêtre, des maîtres artisans
qui travaillaient le verre et que l’on admirait dans toute la région. Quand on
lui demandait ce qu’il faisait là, il disait la vérité : Jézabel tuait tous les
prophètes en Israël. « Tu es un traître à ton
pays, et un ennemi de la Phénicie, rétorquait-on. Mais nous sommes une nation
de commerçants, et nous savons que, plus un homme est dangereux, plus élevé est
le prix de sa tête. » Ainsi passèrent quelques
mois. À L’ENTRÉE
DE LA VALLÉE, DES PATROUILLES assyriennes avaient installé leur campement
et semblaient bien disposées à y rester. C’était un petit groupe de soldats qui
ne représentait aucune menace. Néanmoins, le commandant invita le gouverneur à
prendre des mesures. « Ils ne nous ont rien
fait, remarqua le gouverneur. Ils sont sans doute en mission commerciale,
cherchant un meilleur itinéraire pour acheminer leurs produits. S’ils décident
d’utiliser nos routes, ils paieront des impôts, et nous serons encore plus
riches. Pourquoi les provoquer ? » Pour aggraver la situation,
le fils de la veuve tomba malade, sans aucune raison apparente. Les voisins
attribuèrent l’événement à la présence de l’étranger, et la femme pria Élie de
s’en aller. Mais il n’en fit rien – le Seigneur ne l’avait pas encore appelé.
Le bruit commença à se répandre que cet étranger avait apporté avec lui la
colère des dieux de la Cinquième Montagne. On pouvait contrôler
l’armée et rassurer la population sur l’arrivée des patrouilles assyriennes.
Mais lorsque le fils de la veuve tomba malade, le gouverneur eut de plus en
plus de mal à apaiser les gens, que la présence d’Élie inquiétait. Une commission d’habitants
vint le trouver pour lui faire une proposition : « Nous pouvons construire
une maison pour l’Israélite de l’autre côté des murailles. Ainsi, nous ne
violons pas la loi de l’hospitalité, mais nous nous protégeons contre la colère
divine. Les dieux sont mécontents de la présence de cet homme. – Laissez-le où il est,
répondit le gouverneur. Je préfère ne pas créer de problèmes politiques avec
Israël. – Comment ! s’exclamèrent
les habitants. Jézabel pourchasse tous les prophètes qui adorent le Dieu
unique, elle veut leur mort. – Notre princesse est une
femme courageuse, et fidèle aux dieux de la Cinquième Montagne. Mais, malgré
tout son pouvoir actuel, elle n’est pas israélite. Elle peut tomber en disgrâce
demain, et il nous faudra
affronter la colère de nos voisins. Si nous montrons que nous traitons bien un
de leurs prophètes, ils seront
complaisants à notre égard. » Les habitants partirent
contrariés, car le grand prêtre avait dit qu’Élie serait un jour échangé contre
de l’or et des récompenses. D’ici là, même si le gouverneur faisait erreur, ils
ne pouvaient rien faire : selon la tradition, on devait respecter la famille
gouvernante. AU LOIN, À L’ENTRÉE DE LA VALLÉE, LES TENTES DES guerriers assyriens commencèrent à se
multiplier. Le commandant s’en
inquiétait, mais il n’avait le soutien ni du prêtre, ni du gouverneur. Il
obligeait ses guerriers à s’entraîner en permanence, tout en sachant qu’aucun d’eux
– pas plus que leurs aïeux – n’avait l’expérience du combat. Les guerres
appartenaient au passé d’Akbar, et toutes les stratégies qu’il avait apprises
étaient rendues obsolètes par les techniques et les armes nouvelles
qu’utilisaient les pays étrangers. « Akbar a toujours négocié
sa paix, affirmait le gouverneur. Ce n’est pas cette fois que nous serons
envahis. Laisse les pays étrangers se battre entre eux : nous, nous avons une
arme beaucoup plus puissante, l’argent. Lorsqu’ils auront fini de se détruire
mutuellement, nous entrerons dans leurs cités – et nous vendrons nos produits.
» Le gouverneur réussit à
tranquilliser la population au sujet des Assyriens. Mais le bruit courait toujours que l’Israélite avait attiré la
malédiction des dieux sur Akbar. Élie représentait un problème qui s’aggravait
chaque jour. * Un après-midi, l’état du petit garçon empira. Il
ne parvenait déjà plus à se tenir debout, ni à reconnaître les gens qui
venaient lui rendre visite. Avant que le soleil ne descendît sur l’horizon,
Élie et la femme s’agenouillèrent près du lit de l’enfant. « Seigneur tout-puissant, Toi qui as dévié les
flèches du soldat et m’as mené jusqu’ici, fais que cet enfant soit sauf. Il est
innocent de mes péchés et des péchés de ses parents. Sauve-le, Seigneur. » L’enfant
ne bougeait presque plus ; ses lèvres étaient blanches, ses yeux perdaient
rapidement leur éclat. « Adresse une prière à ton Dieu unique, demanda
la femme. Parce que seule une mère est capable de reconnaître le moment où
l’âme de son fils est en train de s’en aller. » Élie eut envie de lui prendre la main, de lui
dire qu’elle n’était pas seule, et que le Dieu tout-puissant devrait exaucer son souhait. Il
était prophète, il avait accepté cette mission sur les rives du Kerith, et
désormais les anges se tenaient à ses côtés. « Je n’ai plus de larmes,
continua-t-elle. S’Il n’a pas de compassion, s’Il a besoin d’une vie, alors
prie-Le de m’emporter et de laisser mon fils se promener dans la vallée et par
les rues d’Akbar. » Élie fit son possible pour
se concentrer sur son oraison ; mais la souffrance de cette mère était si
intense qu’elle semblait emplir la chambre et pénétrer partout, dans les murs
et les portes. Il toucha le corps du gamin. Sa temperature n’était plus aussi
élevée que les jours précédents, et c’était mauvais signe. * Le prêtre était passé à la
maison le matin et, comme il l’avait fait durant deux semaines, il avait
appliqué des cataplasmes d’herbes sur le visage et la poitrine de l’enfant. Ces jours derniers, les femmes d’Akbar
avait apporté des remèdes dont les recettes s’étaient transmises de génération
en génération au fil des siècles et dont le pouvoir de guérison avait été
démontré en maintes occasions. Tous les après-midi, elles se réunissaient au
pied de la Cinquième Montagne et faisaient des sacrifices pour que l’âme du
petit ne quittât pas son corps. Ému par tous ces
événements, un marchand égyptien de passage dans la cité remit sans se faire
payer une poudre rouge, très onéreuse, qui devait être mélangée à la nourriture
de l’enfant. Selon la légende, le secret de fabrication de cette poudre avait
été confié aux médecins égyptiens par les dieux eux-mêmes. Élie avait prié sans arrêt
tout ce temps. Mais rien, absolument rien,
aucun progrès. * « Je sais pourquoi ils t’ont
permis de rester ici », dit la femme, d’une voix de plus en plus éteinte parce
qu’elle avait passé plusieurs jours sans dormir. « Je sais que ta tête est mise
à prix et qu’un jour tu seras envoyé en Israël, où on t’échangera contre de
l’or. Si tu sauves mon fils, je jure par Baal et par les dieux de la Cinquième
Montagne que tu ne seras jamais capturé. Je connais des chemins que cette
génération a oubliés, et je t’apprendrai comment t’enfuir d’Akbar sans que l’on
te voie. » Élie resta silencieux. « Adresse une prière à ton
Dieu unique, supplia de nouveau la femme. S’Il sauve mon fils, je jure que je
renierai Baal et que je croirai en Lui. Explique à ton Seigneur que je t’ai
donné refuge quand tu en as eu besoin, que j’ai fait exactement ce qu’Il avait ordonné.
» Élie pria encore, et il
implora de toutes ses forces. À ce moment précis, l’enfant bougea. « Je veux sortir d’ici »,
dit l’enfant d’une voix faible. Les yeux de la mère
brillaient de contentement, et ses larmes coulaient. « Viens, mon fils. Allons
où tu veux, fais ce que tu désires. » Élie tenta de prendre
l’enfant dans ses bras, mais le petit écarta sa main. « Je veux sortir seul. » Il se leva lentement et se
dirigea vers la salle. Au bout de quelques pas, il tomba sur le sol, comme
foudroyé. Élie et la veuve
s’approchèrent. Le gamin était mort. Il y eut un instant pendant
lequel ni l’un ni l’autre ne parlèrent. Tout à coup, la femme se mit à hurler. « Maudits soient les dieux,
maudits soient ceux qui ont emporté l’âme de mon fils ! Maudit soit l’homme qui
a porté le malheur sur ma maison ! Mon fils unique ! Criait-elle. J’ai respecté
la volonté des cieux, j’ai été généreuse avec un étranger, et finalement mon
fils est mort ! » Les voisins écoutèrent les
lamentations de la veuve et virent son fils étendu sur le sol. Elle continuait
à crier, donnant des coups de poing au prophète israélite qui se tenait debout
à côté d’elle – il semblait avoir perdu toute capacité de réaction et ne
faisait rien pour se défendre. Pendant que les femmes essayaient de la calmer,
les hommes saisirent Élie par le bras et l’emmenèrent devant le gouverneur. « Cet homme a rétribué la
générosité par la haine. Il a jeté un sortilège sur la maison de la veuve dont
le fils est mort. Nous donnons refuge à un individu maudit par les dieux. » L’Israélite pleurait : «
Seigneur, mon Dieu, même à cette veuve qui a été généreuse avec moi Tu veux du
mal ? songeait-il. Si Tu as fait mourir son fils, c’est parce que je
n’accomplis pas la mission qui m’a été confiée, et je mérite la mort. » * Dans la soirée, le conseil
de la cité d’Akbar fut réuni, sous la présidence du prêtre et du gouverneur.
Élie fut traduit en jugement. « Tu as décidé de rétribuer
l’amour par la haine. Pour cela, je te condamne à mort, décréta le gouverneur. – Même si ta tête vaut un
sac d’or, nous ne pouvons pas réveiller la colère des dieux de la Cinquième
Montagne. Sinon, après cela, plus personne en ce monde ne sera capable de
rendre la paix à cette cité », ajouta le prêtre. Élie baissa la tête. Il
méritait toute la souffrance qu’il pourrait supporter, parce que le Seigneur
l’avait abandonné. « Tu partiras gravir la
Cinquième Montagne, ordonna le prêtre. Tu demanderas pardon aux dieux offensés.
Ils feront descendre le feu des cieux pour te tuer. S’ils s’en abstiennent,
c’est qu’ils désirent que la justice soit accomplie par nos mains ; nous
attendrons ton retour, et demain tu seras exécuté, selon le rituel. » Élie connaissait bien les
exécutions sacrées : on arrachait le cœur de la victime et on lui coupait la
tête. Selon la coutume, un homme qui n’avait plus de cœur ne pouvait entrer au
Paradis. « Pourquoi m’as-tu choisi
pour cela, Seigneur ? » s’écria-t-il à voix haute, sachant que les hommes qui
l’entouraient ne comprendraient pas le choix que le Seigneur avait fait pour
lui. « Ne vois-tu pas que je suis incapable d’accomplir ce que tu exiges ? » Il n’entendit pas de
réponse. LES HOMMES ET LES FEMMES D’AKBAR SUIVIRENT EN procession le groupe de gardes qui emmenait
l’Israélite jusqu’au pied de la Cinquième Montagne. Ils criaient des insultes
et lui jetaient des pierres. Les soldats parvinrent à grand-peine à contenir la
fureur de la foule. Au bout d’une demi-heure de marche, ils atteignirent la
montagne sacrée. Le groupe s’arrêta devant les
autels de pierre sur lesquels le peuple avait coutume de déposer les offrandes,
de consommer les sacrifices, de prononcer vœux et prières. Tous connaissaient
la légende des géants qui vivaient là et se souvenaient des individus qui,
bravant l’interdit, avaient été frappés par le feu du ciel. Les voyageurs qui
empruntaient de nuit le chemin de la vallée assuraient avoir entendu les rires
des dieux et des déesses. Bien que l’on n’eût aucune certitude de tout cela,
personne ne se risquait à défier les dieux. « Allons-y, dit un soldat,
en poussant Élie de la pointe de sa lance. Celui qui a tué un enfant mérite le
pire des châtiments. » * Élie foula le sol interdit
et commença à gravir la pente. Quand il eut marché assez longtemps pour ne plus
percevoir les cris des habitants d’Akbar, il s’assit sur un rocher et pleura :
depuis cet après-midi, dans la charpenterie, où il avait vu des lumières
scintiller dans l’obscurité, il n’avait réussi qu’à porter malheur aux autres.
Le Seigneur avait perdu ses porte-parole en Israël et le culte des dieux
phéniciens s’était renforcé. La première nuit qu’il avait passée près du
ruisseau du Kerith, Élie avait cru que Dieu l’avait choisi pour qu’il devînt un
martyr, comme cela s’était produit pour tant d’autres. Bien au contraire, le
Seigneur avait envoyé un corbeau – un oiseau de mauvais augure –, qui l’avait
nourri jusqu’à ce que le Kerith fût asséché. Pourquoi un corbeau, et pas une
colombe, ou un ange ? Tout cela n’avait-il été que le délire d’un homme
désireux de cacher sa peur, ou dont la tête était restée trop longtemps exposé au soleil ? Élie n’était maintenant
plus sûr de rien : peut-être le Mal avait-il trouvé son instrument et était-il,
lui, cet instrument. Pourquoi, au lieu de s’en retourner et d’en finir avec la
princesse qui causait tellement de tort à son peuple, Dieu lui avait-il ordonné
de se rendre à Akbar ? Il s’était senti lâche mais
il avait obéi. Il avait lutté pour s’adapter à ce peuple inconnu, gentil, mais
dont la culture lui était complètement étrangère. Au moment où il croyait
accomplir son destin, le fils de la veuve était mort. « Pourquoi moi ? » se
demandait-il. * Il se leva, se remit en
marche et pénétra dans le brouillard qui enveloppait le sommet de la montagne.
Il pouvait profiter de l’absence de visibilité pour échapper à ses
poursuivants, mais à quoi bon ? Il était fatigué de fuir, il savait que jamais
il ne réussirait à trouver sa place dans ce monde. Même s’il parvenait à se
sauver maintenant, la malédiction
l’accompagnerait dans une autre cité, et de nouvelles tragédies se
produiraient. Il emporterait avec lui, où qu’il allât, l’ombre de ces
morts. Il valait mieux qu’on lui
arrache le cœur de la poitrine et qu’on lui coupe la tête. Il s’assit de nouveau,
cette fois au beau milieu du brouillard. Il était décidé à attendre un peu, de
façon à laisser croire aux hommes en bas qu’il était monté jusqu’au sommet du mont. Ensuite il
retournerait à Akbar et se laisserait capturer. « Le feu du ciel. »
Beaucoup en étaient morts, bien qu’Élie doutât qu’il fût envoyé par le
Seigneur. Les nuits sans lune, son éclat traversait le firmament, apparaissant
puis disparaissant brusquement. Peut-être brûlait-il. Peut-être tuait-il
instantanément, sans souffrance. * La nuit tomba et le
brouillard se dissipa. Il aperçut la vallée, en bas, les lumières d’Akbar et
les feux du campement assyrien. Il écouta l’aboiement des chiens et le chant de
guerre des guerriers. « Je suis prêt, se dit-il.
J’ai accepté d’être un prophète, et j’ai fait de mon mieux. Mais j’ai échoué,
et maintenant Dieu a besoin de quelqu’un d’autre. » À ce moment, une lumière
descendit jusqu’à lui. « Le feu du ciel ! » La lumière, cependant, ne
le toucha pas et demeura devant lui. Une voix dit : « Je suis un ange du
Seigneur. » Élie s’agenouilla, le
visage contre terre. « Je t’ai déjà vu plusieurs
fois, et j’ai obéi à l’ange du Seigneur qui me fait semer le malheur partout où
je passe », répliqua Élie, toujours prosterné. Mais l’ange reprit : « Lorsque tu regagneras la
cité, prie trois fois pour que l’enfant revienne à la vie. Le Seigneur
t’entendra la troisième fois. – Pour quoi ferais-je cela
? – Pour la grandeur de Dieu. – Quoi qu’il advienne, j’ai
douté de moi-même. Je ne suis plus digne de ma tâche, rétorqua Élie. – Tout homme a le droit de douter
de sa tâche et d’y faillir de temps en temps. la seule chose qu’il ne puisse
faire, c’est l’oublier. Celui qui ne doute pas de soi est indigne – car il a
une confiance aveugle dans sa valeur et pèche par orgueil. Béni soit celui qui
traverse des moments d’indécision. – Il y a un instant, tu as
pu voir que je n’étais même plus sûr que tu sois un émissaire de Dieu. – Va, et fais ce que je
dis. » * Un long moment s’écoula,
puis Élie redescendit de la montagne. Les gardes l’attendaient près des autels de
sacrifice, mais la foule s’en était déjà retournée à Akbar. « Je suis prêt à mourir,
déclara-t-il. J’ai imploré le pardon des dieux de la Cinquième Montagne, et ils
exigent, avant que mon âme ne quitte mon corps, que je passe chez la veuve qui
m’a accueilli et que je lui demande d’avoir pitié de mon âme. » Les soldats le ramenèrent
devant le prêtre. Là, ils transmirent sa requête. « Je te l’accorde, dit le
prêtre au prisonnier. Puisque tu as sollicité le pardon des dieux, tu dois
aussi implorer celui de la veuve. Pour que tu ne t’enfuies pas, quatre soldats
en armes t’accompagneront. Mais ne crois pas que tu réussiras à la convaincre
de réclamer la clémence pour ta vie. Au lever du jour, nous t’exécuterons au
centre de la place. » Le prêtre voulut l’interroger
sur ce qu’il avait vu là-haut. Mais, en présence des soldats, la réponse
risquait de le mettre dans l’embarras. Il décida donc de ne rien dire. Il
songeait toutefois que c’était une bonne idée qu’Élie demandât pardon
publiquement ; plus personne ne mettrait en doute le pouvoir des dieux de la
Cinquième Montagne. Élie et les soldats
s’engagèrent dans la ruelle misérable où il avait habité pendant quelques mois.
La porte et les fenêtres de la maison de la veuve étaient grandes ouvertes,
afin que – selon la coutume – l’âme de son fils pût s’en aller rejoindre le
séjour des dieux. Le corps était placé au centre de la petite salle, veillé par
tous les voisins. Quand ils virent apparaître
l’Israélite, hommes et femmes furent horrifiés. « Faites-le sortir d’ici !
Crièrent-ils aux gardes. Le mal qu’il a déjà causé ne suffit-il pas ? Cet homme est tellement mauvais que les dieux de
la Cinquième Montagne n’ont pas voulu souiller leurs mains de son sang ! – Laissez-nous la tâche de
le tuer ! Cria un autre. Nous allons le faire sur-le-champ, sans attendre
l’exécution rituelle ! » Affrontant les bourrades et
les gifles, Élie se libéra des mains qui le retenaient, et il courut jusqu’à la
veuve qui pleurait dans un coin. « Je peux faire revenir ton
fils d’entre les morts. Laisse-moi le toucher. Juste un instant. » La veuve ne releva même pas
la tête. « Je t’en prie,
insista-t-il. Même si c’est la dernière chose que tu fais pour moi dans cette
vie, donne-moi une chance de te récompenser pour ta générosité. » Des hommes s’emparèrent de
lui, voulant l’éloigner. Mais Élie se débattait et luttait de toutes ses
forces, implorant qu’on le laissât toucher l’enfant mort. Malgré sa vigueur, on
parvint à le repousser sur le seuil. « Ange du Seigneur, où es-tu ? » s’écria
t-il à l’adresse des cieux. Tous s’arrêtèrent. La veuve
s’était levée et elle se dirigeait vers lui. Elle le prit par la main, le
conduisit jusqu’à la dépouille de son fils et retira le drap qui la recouvrait. « Voici le sang de mon
sang, dit-elle. Qu’il descende sur la tête de tes parents si tu ne réussis pas
ce que tu désires. » Il s’approcha pour le
toucher. « Un instant, dit la veuve.
Prie ton Dieu que ma malédiction s’accomplisse. » Le cœur d’Élie battait la
chamade. Mais il croyait aux paroles de l’ange. « Que le sang de cet enfant
descende sur mes parents, sur mes frères et sur les fils et les filles de mes
frères si j’échoue. » Alors, malgré tous ses
doutes, sa culpabilité et ses craintes, « il le prit des
bras de la femme, et le porta dans la chambre haute où il logeait. Puis il
invoqua les cieux en disant : “
Veux-tu du mal, Seigneur, même à cette veuve qui m’a donné l’hospitalité, au
point que tu fasses mourir son fils ? ” Il
s’étendit trois fois sur l’enfant et invoqua le Seigneur en disant : “ Seigneur
mon Dieu, que le souffle de cet enfant revienne en lui ! ” » Pendant quelques instants,
rien ne se passa. Élie se vit de nouveau à Galaad, devant le soldat, la flèche
pointée sur son cœur. Il savait que très souvent le destin d’un homme n’a rien
à voir avec ce qu’il croit ou redoute. Il se sentait tranquille et confiant
comme cet après-midi-là, car il savait que, quelle que fût l’issue, il y avait
une raison à tout cela. Au sommet de la Cinquième Montagne, l’ange avait appelé
cette raison « la grandeur de Dieu ». Il espérait comprendre un jour pourquoi
le Créateur avait besoin de Ses créatures pour montrer cette gloire. C’est alors que l’enfant
ouvrit les yeux. « Où est ma mère ?
demanda-t-il. – Là en bas, elle t’attend,
répondit Élie en souriant. – J’ai fait un rêve
étrange. Je voyageais dans un tunnel noir, à une vitesse bien plus grande que
le cheval de course le plus rapide d’Akbar. J’ai vu un homme, dont je sais
qu’il était mon père, bien que je ne l’aie jamais connu. Alors je suis arrivé dans un endroit magnifique, où
j’aurais beaucoup aimé rester. Mais un autre homme – je ne le connais pas, mais
il m’a paru très bon et très brave – m’a demandé doucement de revenir. J’aurais
voulu aller plus loin, mais tu m’as réveillé. » L’enfant semblait triste.
Ce lieu dans lequel il était presque entré devait être fort beau. « Ne me laisse pas seul,
car tu m’as fait revenir d’un endroit où je savais que j’étais protégé. – Descendons, dit Élie. Ta
mère veut te voir. » L’enfant essaya de se
lever, mais il était trop faible pour marcher. Élie le prit contre lui, et ils
descendirent. * En bas, dans la salle, les
gens semblaient saisis d’une profonde terreur. « Pourquoi y a-t-il tant de
monde ici ? » demanda l’enfant. Avant qu’Élie ait pu
répondre, la veuve prit son fils dans ses bras et l’embrassa en pleurant. « Qu’est-ce qu’ils t’ont
fait, maman ? Pourquoi es-tu triste ? – Je ne suis pas triste,
mon fils, répondit-elle en séchant ses larmes. Je n’ai jamais été aussi
heureuse de ma vie. » La veuve se jeta à genoux et
se mit à crier : « Je sais maintenant que tu
es un homme de Dieu ! La vérité du Seigneur sort de tes paroles ! » Élie la serra dans ses bras
et lui demanda de se relever. « Libérez cet homme !
dit-elle aux soldats. Il a combattu le mal qui s’était abattu sur ma maison! » Les gens réunis là ne
pouvaient en croire leurs yeux. Une jeune fille de vingt ans, qui était
peintre, s’agenouilla près de la veuve. Peu à peu, tous l’imitèrent – même les
soldats qui étaient chargés de conduire Élie en captivité. « Levez-vous, pria-t-il. Et
adorez le Seigneur. Je ne suis qu’un de Ses serviteurs, peut-être le plus mal
préparé. » Mais tous restaient à
genoux, tête baissée. Il entendit quelqu’un qui
disait : « Tu as conversé avec les dieux de la Cinquième Montagne. Et
maintenant tu peux faire des miracles. – Il n’y a pas de dieux
là-bas, répliqua-t-il. J’ai vu un ange du Seigneur, qui m’a ordonné de faire
cela. – Tu as rencontré Baal et
ses frères », renchérit un autre. Élie se fraya un chemin
parmi les gens à genoux et sortit dans la rue. Son cœur cognait toujours dans
sa poitrine, comme s’il n’avait pas correctement accompli la tâche que l’ange
lui avait assignée. « À quoi bon ressusciter un mort, si personne ne comprend
d’où vient tant de pouvoir? » L’ange lui avait demandé de crier trois fois le
nom du Seigneur mais il ne lui avait rien dit sur la façon d’expliquer le
miracle à la foule amassée en bas. « Serait-ce que, comme les anciens
prophètes, je me suis contenté de faire preuve de vanité ? » se demandait-il. Il entendit la voix de son
ange gardien, avec lequel il conversait depuis son enfance : « Tu as rencontré
aujourd’hui un ange du Seigneur. – Oui, répondit Élie. Mais les anges du
Seigneur ne conversent pas avec les hommes. Ils ne font que transmettre les
ordres de Dieu. – Sers-toi de ton pouvoir
», commanda l’ange gardien. Élie ne comprit pas ce
qu’il entendait par là. « Je n’ai pas de pouvoir qui ne vienne du Seigneur. – Personne n’en a. Tout le
monde possède le pouvoir du Seigneur, mais personne ne s’en sert. » Et l’ange ajouta : « Désormais, et jusqu’à ce
que tu retournes dans le pays que tu as quitté, aucun autre miracle ne te sera
accordé. – Et quand y retournerai-je
? – Le Seigneur a besoin de
toi pour reconstruire Israël. Tu fouleras de nouveau son sol lorsque tu auras
appris à reconstruire. » Et il n’en dit pas plus. Seconde
partie LE GRAND PRÊTRE ADRESSA SES PRIÈRES AU SOLEIL qui se levait et demanda au dieu de la tempête,
ainsi qu’à la déesse des animaux, d’avoir pitié des fous. On lui avait raconté,
ce matin-là, qu’Élie avait ramené le fils de la veuve du royaume des morts. La cité en était effrayée
et excitée tout à la fois. Ils croyaient tous que l’Israélite avait reçu son
pouvoir des dieux sur la Cinquième Montagne, si bien que désormais il était
beaucoup plus difficile d’en finir avec lui. « Mais l’heure viendra», se dit le
prêtre. Les dieux lui donneraient
l’occasion de tuer cet homme. Pourtant, la colère divine avait un autre motif,
et la présence des Assyriens à l’entrée de la vallée était un signe. Pourquoi
des siècles de paix prendraient-ils fin ainsi ? Il connaissait la réponse à
cette question : à cause de l’invention de Byblos. Son pays avait développé une
forme d’écriture accessible à tous – même à ceux qui n’étaient pas préparés à
l’utiliser. N’importe qui pouvait l’apprendre en peu de temps, et ce serait la
fin de la civilisation. Le prêtre savait que, de
toutes les armes de destruction inventées par l’homme, la plus terrible – et la
plus puissante – était la parole. Poignards et lances laissaient des traces de
sang ; les flèches se voyaient de loin ; on finissait par détecter les poisons
et par les éviter. Mais la parole parvenait à détruire sans laisser de traces.
Si les rituels sacrés pouvaient être diffusés, bien des gens s’en serviraient
pour tenter de transformer l’univers, et les dieux en seraient perturbés.
Jusque-là, seule la caste sacerdotale détenait la mémoire des ancêtres – que
l’on se transmettait oralement, sous le serment que les informations seraient
maintenues secrètes. Ou alors, il fallait des années d’étude pour arriver à
déchiffrer les caractères que les Égyptiens avaient répandus de par le monde ;
ainsi, seuls ceux qui étaient très préparés, scribes et prêtres, étaient en
mesure d’échanger des informations. D’autres cultures avaient
leurs méthodes pour enregistrer l’Histoire, mais elles étaient tellement
compliquées que nul ne s’était préoccupé de les apprendre hors des régions où
elles étaient en usage. L’invention de Byblos, elle, risquait d’avoir des
effets considérables : n’importe quel pays pouvait l’utiliser, quelle que soit
sa langue. Même les Grecs, qui en général rejetaient tout ce qui n’était pas
originaire de leurs cités, avaient déjà adopté l’écriture de Byblos et la
pratiquaient couramment dans leurs transactions commerciales. Comme ils étaient
spécialistes dans l’art de s’approprier tout ce qui avait un caractère
novateur, ils l’avaient baptisé du nom grec d’alphabet. Les secrets gardés pendant
des siècles de civilisation couraient le risque d’être exposés au grand jour.
En comparaison, le sacrilège d’Élie – qui avait ramené un être de l’autre rive
du fleuve de la Mort, comme les Égyptiens avaient coutume de le faire – était
insignifiant. « Nous sommes punis parce
que nous sommes incapables de protéger soigneusement ce qui est sacré,
pensa-t-il. Les Assyriens sont à nos portes, ils traverseront la vallée et ils
détruiront la civilisation de nos ancêtres. » Et ils mettraient fin à
l’écriture. Le prêtre savait que la présence de l’ennemi n’était pas fortuite.
C’était le prix à payer. Les dieux avaient organisé les choses afin que
personne ne devinât qu’ils étaient les véritables responsables ; ils avaient
placé au pouvoir un gouverneur qui s’inquiétait davantage des affaires que de
l’armée, excité la convoitise des Assyriens, fait en sorte que la pluie se
raréfiât, et envoyé un infidèle pour diviser la cité. Bientôt, le combat final
s’engagerait. Akbar continuerait d’exister, mais la menace que représentaient
les caractères de Byblos serait à tout jamais rayée de la surface de la terre. Le prêtre nettoya avec soin
la pierre qui signalait l’endroit où, des générations plus tôt, un pèlerin
étranger avait trouvé le lieu indiqué par les cieux et fondé la cité. « Comme
elle est belle », pensa-t-il. Les pierres étaient une image des dieux – dures,
résistantes, survivant à toutes les situations, et n’ayant nul besoin
d’expliquer la raison de leur présence. La tradition orale rapportait que le
centre du monde était marqué d’une pierre et, dans son enfance, il avait
parfois pensé à en chercher l’emplacement. Il avait nourri ce projet jusqu’à
cette année. Mais quand il avait constaté la présence des Assyriens au fond de
la vallée, il avait compris que jamais il ne réaliserait son rêve. « Cela n’a pas
d’importance. Le sort a voulu que ma génération fût offerte en sacrifice pour
avoir offensé les dieux. Il y a des choses inévitables dans l’histoire du
monde, il nous faut les accepter. » Il se promit d’obéir aux
dieux : il ne chercherait pas à empêcher la guerre. « Peut-être sommes-nous
arrivés à la fin des temps. Il n’y a pas moyen de contourner les crises qui
sont de plus en plus nombreuses. » Le prêtre prit son bâton et
sortit du petit temple ; il avait rendez-vous avec le commandant de la garnison
d’Akbar. IL AVAIT PRESQUE ATTEINT LE REMPART SUD QUAND Élie l’aborda. « Le Seigneur a fait
revenir un enfant d’entre les morts, dit l’Israélite. La cité croit en mon pouvoir. – L’enfant n’était sans
doute pas mort, répliqua le grand prêtre. Cela s’est déjà produit d’autres fois
; le cœur s’arrête, et bientôt se remet à battre. Aujourd’hui, toute la cité en
parle. Demain, les gens se souviendront que les dieux sont proches et qu’ils
peuvent écouter leurs paroles. Alors, leurs bouches redeviendront muettes. Je
dois y aller, parce que les Assyriens se préparent au combat. – Écoute ce que j’ai à te
dire : après le miracle de la nuit dernière, je suis allé dormir à l’extérieur
des murailles, parce que j’avais besoin d’un peu de tranquillité. Alors l’ange
que j’avais vu en haut de la Cinquième Montagne m’est apparu de nouveau. Et il
m’a dit : “ Akbar sera détruite par la guerre. ” – Les cités ne peuvent pas
être détruites. Elles seront reconstruites soixante-dix-sept fois, parce que
les dieux savent où ils les ont placées, et ils ont besoin qu’elles soient là.
» Le gouverneur s’approcha,
accompagné d’un groupe de courtisans : « Qu’est-ce que tu dis ?
demanda-t-il. – Recherchez la paix,
reprit Élie. – Si tu as peur, retourne
d’où tu viens, rétorqua sèchement le prêtre. – Jézabel et son roi
attendent les prophètes fugitifs pour les mettre à mort, dit le gouverneur.
Mais j’aimerais que tu m’expliques comment tu as pu gravir la Cinquième
Montagne sans être détruit par le feu du ciel ? » Le prêtre devait absolument
interrompre cette conversation : le gouverneur avait l’intention de négocier
avec les Assyriens et peut-être chercherait- il à se servir d’Élie pour
parvenir à ses fins. « Ne l’écoute pas, dit le
prêtre au gouverneur. Hier, quand on l’a amené devant moi pour qu’il soit jugé,
je l’ai vu pleurer de peur. – Je pleurais pour le mal
que je pensais avoir causé. Car je n’ai peur que du Seigneur et de
moi-même. Je n’ai pas fui Israël et je
suis prêt à y retourner dès que le Seigneur le permettra. Je détruirai sa belle
princesse et la foi d’Israël survivra à cette nouvelle menace. – Il faut avoir le cœur
très dur pour résister aux charmes de Jézabel, ironisa le gouverneur. Mais en
ce cas nous enverrions une autre femme encore plus belle, comme nous l’avons
déjà fait avant Jézabel. » Le prêtre disait vrai. Deux
cents ans auparavant, une princesse de Sidon avait séduit le plus sage de tous
les gouvernants d’Israël, le roi Salomon. Elle lui avait demandé de construire
un autel en hommage à la déesse Astarté, et Salomon avait obéi. À cause de ce
sacrilège, le Seigneur avait levé les armées voisines contre son pays et
Salomon avait été maudit par Dieu. « La même chose arrivera à
Achab, le mari de Jézabel », songea Élie. Le Seigneur lui ferait accomplir sa
tâche quand l’heure serait venue. Mais à quoi bon tenter de convaincre ces
hommes ? Ils étaient comme ceux qu’il avait vus la nuit précédente, agenouillés
sur le sol dans la maison de la veuve, priant les dieux de la Cinquième
Montagne. Jamais la tradition ne leur permettrait de penser autrement. « Il est regrettable que
nous devions respecter la loi de l’hospitalité», remarqua le gouverneur qui,
apparemment, avait déjà oublié les commentaires d’Élie sur la paix. « Sinon,
nous aiderions Jézabel dans sa tâche de destruction des prophètes. – Ce n’est pas pour cela
que vous épargnez ma vie. Vous savez que je représente une précieuse monnaie
d’échange, et vous voulez donner à Jézabel le plaisir de me tuer de ses propres
mains. Mais – depuis hier – le peuple m’a attribué des pouvoirs miraculeux. Les
gens pensent que j’ai rencontré les dieux au sommet de la Cinquième Montagne ;
quant à vous, cela ne vous dérangerait pas d’offenser les dieux, mais vous ne
voulez pas irriter les habitants de la cité. » Le gouverneur et le prêtre
laissèrent Élie monologuer et se dirigèrent vers les murailles. À ce moment
précis, le prêtre décida qu’il tuerait le prophète israélite à la première
occasion ; celui qui jusque-là ne représentait qu’une monnaie d’échange était
devenu une menace. * En les voyant s’éloigner,
Élie se désespéra. Que pouvait-il faire pour aider le Seigneur ? Alors il se
mit à crier au milieu de la place : « Peuple d’Akbar ! Hier soir,
j’ai gravi la Cinquième Montagne et j’ai conversé avec les dieux qui habitent
là-haut. À mon retour, j’ai pu ramener un enfant du royaume des morts ! » Les gens se groupèrent
autour de lui. L’histoire était déjà connue dans toute la cité. Le gouverneur
et le grand prêtre s’arrêtèrent en chemin et firent demi-tour pour voir ce qui
se passait : le prophète israélite racontait qu’il avait vu les dieux de la
Cinquième Montagne adorer un Dieu supérieur. « Je le ferai tuer, déclara
le prêtre. – Et la population se
rebellera contre nous », répliqua le gouverneur, qui s’intéressait aux propos
de l’étranger. « Mieux vaut attendre qu’il commette une erreur. – Avant que je ne descende
de la montagne, les dieux m’ont
chargé de venir en aide au gouverneur contre la menace des Assyriens,
poursuivait Élie. Je sais que c’est un homme d’honneur et qu’il veut bien
m’entendre. Mais il y a des gens qui ont tout intérêt à ce que la guerre se
produise, et ils ne me laissent pas l’approcher. – L’Israélite est un homme
saint, dit un vieillard au gouverneur. Personne ne peut monter sur la Cinquième
Montagne sans être foudroyé par le feu du ciel, mais cet homme a réussi, et
maintenant il ressuscite les morts. – Tyr, Sidon et toutes les
cités phéniciennes ont une tradition de paix, dit un autre vieillard. Nous
avons connu de pires menaces, et nous les avons surmontées. » Des malades et des
estropiés s’approchèrent, se frayant un passage dans la foule, touchant les
vêtements d’Élie et lui demandant de guérir leurs maux. « Avant de conseiller le
gouverneur, guéris les malades, ordonna le prêtre. Alors nous croirons que les
dieux de la Cinquième Montagne sont avec toi. » Élie se souvint de ce que
lui avait dit l’ange la nuit précédente : seule la force des personnes
ordinaires lui serait accordée. « Les malades appellent à
l’aide, insista le prêtre. Nous attendons. – Nous veillerons d’abord à
éviter la guerre. Il y aura beaucoup d’autres malades et d’autres infirmes si
nous n’y parvenons pas. » Le gouverneur interrompit
la discussion : « Élie viendra avec nous.
Il a été touché par l’inspiration divine. » Bien qu’il ne crût pas
qu’il existât des dieux sur la Cinquième Montagne, il avait besoin d’un allié
pour convaincre le peuple que la paix avec les Assyriens était la seule issue. Tandis qu’ils allaient à la
rencontre du commandant, le prêtre s’expliqua avec Élie. « Tu ne crois en rien de ce
que tu affirmes. – Je crois que la paix est
la seule issue. Mais je ne crois pas que les hauteurs de cette montagne soient
habitées par des dieux. J’y suis allé. – Et qu’as-tu vu ? – Un ange du Seigneur. Je
l’avais déjà vu auparavant, dans plusieurs lieux où je suis passé. Et il
n’existe qu’un seul Dieu. » Le prêtre rit. « Tu veux dire que, selon
toi, le dieu qui a fait la tempête a fait aussi le blé, même si ce sont des
choses complètement différentes ? –
Tu vois la Cinquième
Montagne ? demanda Élie. De quelque côté que tu regardes, elle te semble
différente, pourtant c’est la même montagne. Il en est ainsi de tout ce qui a
été créé : ce sont les nombreuses faces du même Dieu. » ILS ARRIVÈRENT AU SOMMET DE LA MURAILLE, D’OÙ L’ON apercevait au loin le campement de l’ennemi. Dans la
vallée désertique, la blancheur des tentes sautait aux yeux. Quelque temps auparavant, lorsque
des sentinelles avaient remarqué la présence des Assyriens à une extrémité de
la vallée, les espions avaient affirmé qu’ils étaient là en mission de
reconnaissance ; le commandant avait suggéré qu’on les fît prisonniers et qu’on
les vendît comme esclaves. Le gouverneur avait opté pour une autre stratégie :
ne rien faire. Il misait sur le fait qu’en établissant de bonnes relations avec
les Assyriens, il pourrait ouvrir un nouveau marché pour le commerce du verre
fabriqué à Akbar. En outre, même s’ils étaient là pour préparer une guerre, les
Assyriens savaient bien que les petites cités se rangent toujours du côté des
vainqueurs. Les généraux assyriens désiraient simplement traverser ces villes,
sans qu’elles opposent de résistance, pour atteindre Tyr et Sidon où l’on
conservait le trésor et le savoir de leur peuple. La patrouille campait à
l’entrée de la vallée et, peu à peu, des renforts étaient arrivés. Le prêtre
affirmait en connaître la raison : la cité possédait un puits, le seul à
plusieurs jours de marche dans le désert. Si les Assyriens voulaient conquérir
Tyr ou Sidon, ils avaient besoin de cette eau pour approvisionner leurs armées. Au bout d’un mois, ils
pouvaient encore les chasser. Au bout de deux, ils pouvaient encore les vaincre
facilement et négocier une retraite honorable des soldats assyriens. Ils étaient prêts au
combat, mais ils n’attaquaient pas. Au bout de cinq mois, ils pouvaient encore
gagner la bataille. « Les Assyriens vont bientôt attaquer, parce qu’ils doivent
souffrir de la soif », se disait le gouverneur. Il demanda au commandant
d’élaborer des stratégies de défense et d’entraîner constamment ses hommes pour
réagir à une attaque surprise. Mais il ne se concentrait
que sur la préparation de la paix. * Six mois avaient passé et
l’armée assyrienne ne bougeait toujours pas. La tension à Akbar, croissante
durant les premières semaines d’occupation, avait totalement disparu ; les gens
s’étaient remis à vivre, les agriculteurs retournaient aux champs, les artisans
fabriquaient le vin, le verre et le savon, les commerçants continuaient à
vendre et à acheter leurs marchandises. Tous croyaient que, comme Akbar n’avait
pas attaqué l’ennemi, la crise serait rapidement résolue par des négociations.
Tous savaient que le gouverneur était conseillé par les dieux et connaissait
toujours la meilleure décision à prendre. Lorsque Élie était arrivé
dans la cité, le gouverneur avait fait répandre des rumeurs sur la malédiction
que l’étranger apportait avec lui ; de cette manière, si la menace de guerre
devenait insupportable, il pourrait l’accuser d’être la cause principale du
désastre. Les habitants d’Akbar seraient convaincus qu’avec la mort de
l’Israélite tout rentrerait dans l’ordre. Le gouverneur expliquerait alors
qu’il était désormais trop tard pour exiger le départ des Assyriens ; il ferait
tuer Élie, et il expliquerait à son peuple que la paix constituait la meilleure
solution. À son avis, les marchands – qui désiraient eux aussi la paix –
forceraient les autres à admettre cette idée. Pendant tous ces mois, il
avait lutté contre la pression du prêtre et du commandant, exigeant une attaque
rapide. Mais les dieux de la Cinquième Montagne ne l’avaient jamais abandonné.
Après la miraculeuse résurrection de l’autre nuit, la vie d’Élie était plus importante
que son exécution. * « Que fait cet étranger
avec vous ? demanda le commandant. – Il est inspiré par les
dieux, répondit le gouverneur. Et il va nous aider à trouver la meilleure
issue. » Il changea rapidement de
sujet de conversation. « On dirait que le nombre
de tentes a augmenté aujourd’hui. – Et il augmentera encore
demain, dit le commandant. Si nous avions attaqué alors qu’ils n’étaient qu’une
patrouille, ils ne seraient probablement pas revenus. – Tu te trompes. L’un d’eux
aurait fini par s’échapper, et ils seraient revenus pour se venger. – Lorsque l’on tarde pour
la cueillette, les fruits pourrissent, insista le commandant. Mais quand on
repousse les problèmes, ils ne cessent de croître. » Le gouverneur expliqua que
la paix régnait en Phénicie depuis presque trois siècles et que c’était la
grande fierté de son peuple. Que diraient les générations futures s’il
interrompait cette ère de prospérité ? « Envoie un émissaire
négocier avec eux, conseilla Élie. Le meilleur guerrier est celui qui parvient
à faire de l’ennemi un ami. – Nous ne savons pas
exactement ce qu’ils veulent. Nous ne savons même pas s’ils désirent conquérir
notre cité. Comment pouvons-nous négocier ? – Il y a des signes de
menace. Une armée ne perd pas son temps à faire des exercices militaires loin
de son pays. » Chaque jour arrivaient de
nouveaux soldats – et le gouverneur imaginait la quantité d’eau qui serait
nécessaire à tous ces hommes. En peu de temps, la cité serait sans défense
devant l’armée ennemie. « Pouvons-nous attaquer
maintenant ? demanda le prêtre au commandant. – Oui, nous le pouvons.
Nous allons perdre beaucoup d’hommes mais la cité sera sauve. Cependant, il
nous faut prendre rapidement une décision. – Nous ne devons pas faire
cela, gouverneur. Les dieux de la Cinquième Montagne m’ont affirmé que nous
avions encore le temps de trouver une solution pacifique », dit Élie. Bien qu’il eût écouté la
conversation entre le prêtre et l’Israélite, le gouverneur feignit de
l’approuver. Pour lui, peu importait que Sidon et Tyr fussent gouvernées par
les Phéniciens, par les Cananéens ou par les Assyriens. L’essentiel était que
la cité pût continuer à faire le commerce de ses produits. « Attaquons, insista le
prêtre. – Encore un jour, pria le
gouverneur. La situation va peut-être se résoudre. » Il lui fallait décider
rapidement de la meilleure façon d’affronter la menace des Assyriens. Il
descendit de la muraille, se dirigea vers le palais et demanda à l’Israélite de
l’accompagner. En chemin, il observa le peuple
autour de lui : les bergers menant les brebis aux pâturages, les agriculteurs
allant aux champs, essayant d’arracher à la terre desséchée un peu de
nourriture pour eux et leur famille. Les soldats faisaient des exercices avec
leurs lances et des marchands arrivés récemment exposaient leurs produits sur
la place. Aussi incroyable que cela pût paraître, les Assyriens n’avaient pas
fermé la route qui traversait la vallée dans toute sa longueur ; les
commerçants continuaient à circuler avec leurs marchandises, payant à la cité
l’impôt sur le transport. « Maintenant qu’ils ont
réussi à rassembler une force puissante, pourquoi ne ferment-ils pas la route ?
s’enquit Élie. – L’empire assyrien a
besoin des produits qui arrivent aux ports de Sidon et de Tyr, répondit le
gouverneur. Si les commerçants étaient menacés, le flux de ravitaillement se
tarirait. Et les conséquences seraient plus graves qu’une défaite militaire. Il
doit y avoir un moyen d’éviter la guerre. – Oui, renchérit Élie.
S’ils désirent de l’eau, nous pouvons la vendre. » Le gouverneur resta
silencieux. Mais il comprit qu’il pouvait faire de l’Israélite une arme contre
ceux qui désiraient la guerre. Il avait gravi la Cinquième Montagne, il avait
défié les dieux et, au cas où le prêtre persisterait dans l’idée de faire la
guerre aux Assyriens, seul Élie pourrait lui tenir tête. Il lui proposa de
sortir faire un tour avec lui, pour discuter un peu. LE PRÊTRE RESTA IMMOBILE À OBSERVER L’ENNEMI DU haut de la muraille. « Que peuvent faire les
dieux pour arrêter les envahisseurs ? demanda le commandant. – J’ai accompli les
sacrifices devant la Cinquième Montagne. J’ai prié pour qu’on nous envoie un
chef plus courageux. – Nous aurions dû agir
comme Jézabel et tuer les prophètes. Cet Israélite qui hier était condamné à
mort, le gouverneur se sert aujourd’hui de lui pour convaincre la population de
choisir la paix. » Le commandant regarda en
direction de la montagne. « Nous pouvons faire
assassiner Élie. Et recourir à mes guerriers pour éloigner le gouverneur de ses
fonctions. – Je donnerai l’ordre de
mettre à mort Élie, répliqua le prêtre. Quant au gouverneur, nous ne pouvons
rien faire : ses ancêtres sont au pouvoir depuis plusieurs générations. Son
grand-père a été notre chef, il a donné le pouvoir des dieux à son père, qui le
lui a transmis à son tour. – Pourquoi la tradition
nous empêche-t-elle de placer au gouvernement un personnage plus efficace? – La tradition existe pour
maintenir le monde en ordre. Si nous nous en mêlons, le monde prend fin. » Le prêtre regarda autour de
lui, le ciel et la terre, les montagnes et la vallée, chaque élément
accomplissant ce qui avait été écrit pour lui. Parfois la terre tremblait,
d’autres fois – comme à présent – il ne pleuvait pas pendant très longtemps.
Mais les étoiles restaient à leur place et le soleil n’était pas tombé sur la
tête des hommes. Tout cela parce que, depuis le Déluge, les hommes avaient
appris qu’il était impossible de modifier l’ordre de la Création. Autrefois, il n’y avait que
la Cinquième Montagne. Hommes et dieux vivaient ensemble, se promenaient dans
les jardins du Paradis, conversaient et riaient. Mais les êtres humains avaient
péché et les dieux les en avaient chassés ; comme ils n’avaient nulle part où
les envoyer, ils avaient finalement créé la terre autour de la montagne, pour
pouvoir les y précipiter, les garder sous surveillance et faire en sorte qu’ils
se souviennent toujours de se trouver sur un plan bien inférieur à celui des
occupants de la Cinquième Montagne. Mais ils avaient pris soin
de laisser entrouverte une porte de retour. Si l’humanité suivait le bon
chemin, elle finirait par revenir au sommet de la montagne. Et, pour que cette
idée ne fût pas oubliée, les dieux avaient chargé les prêtres et les
gouvernants de la maintenir vivante dans l’imagination du monde. Tous les peuples
partageaient la même croyance : si les familles ointes par les dieux
s’éloignaient du pouvoir, les conséquences seraient graves. Nul ne se rappelait
pourquoi ces familles avaient été choisies, mais tous savaient qu’elles avaient
un lien de parenté avec les familles divines. Akbar existait depuis des
centaines d’années, et elle avait toujours été administrée par les ancêtres de
l’actuel gouverneur. Envahie plusieurs fois, elle était tombée aux mains d’oppresseurs
et de barbares, mais avec le temps les
envahisseurs s’en allaient ou ils étaient chassés. Alors, l’ordre ancien se
rétablissait et les hommes reprenaient leur vie d’antan. Les prêtres étaient tenus
de préserver cet ordre : le monde avait un destin et il était régi par des
lois. Il n’était plus temps de chercher à comprendre les dieux. Il fallait
désormais les respecter et faire tout ce qu’ils voulaient. Ils étaient
capricieux et s’irritaient facilement. Sans les rituels de la
récolte, la terre ne donnerait pas de fruits. Si certains sacrifices étaient
oubliés, la cité serait infestée par des maladies mortelles. Si le dieu du
Temps était de nouveau provoqué, il pourrait mettre fin à la croissance du blé
et des hommes. « Regarde la Cinquième
Montagne, dit le grand prêtre au commandant. De son sommet, les dieux
gouvernent la vallée et nous protègent. Ils ont de toute éternité un plan pour
Akbar. L’étranger sera mis à mort, ou bien il retournera dans son pays, le
gouverneur disparaîtra un jour, et son fils sera plus sage que lui. Ce que nous
vivons maintenant est passager. – Il nous faut un nouveau
chef, déclara le commandant. Si nous restons aux mains de ce gouverneur, nous
serons détruits. » Le prêtre savait que
c’était ce que voulaient les dieux, pour mettre fin à la menace de l’écriture
de Byblos. Mais il ne dit rien. Il se réjouit de constater une fois de plus que
les gouvernants accomplissent toujours – qu’ils le veuillent ou non – le destin
de l’univers. ÉLIE SE PROMENA DANS LA CITÉ, EXPLIQUA SES PLANS DE paix au gouverneur et fut nommé son
auxiliaire. Quand ils arrivèrent au milieu de la place, de nouveaux malades
s’approchèrent – mais il déclara que les dieux de la Cinquième Montagne lui
avaient interdit d’accomplir des guérisons. À la fin de l’après-midi, il
retourna chez la veuve. L’enfant jouait au milieu de la rue et il le remercia
d’avoir été l’instrument d’un miracle du Seigneur. La femme l’attendait pour
dîner. À sa surprise, il y avait une carafe de vin sur la table. « Les gens ont apporté des
présents pour te remercier, dit-elle. Et je veux te demander pardon pour mon
injustice. – Quelle injustice ?
S’étonna Élie. Ne vois-tu pas que tout fait partie des desseins de Dieu ? » La veuve sourit, ses yeux
brillèrent, et il put constater à quel point elle était belle. Elle avait au
moins dix ans de plus que lui, mais il éprouvait pour elle une profonde
tendresse. Ce n’était pas son habitude et il eut peur ; il se rappela les yeux
de Jézabel, et la prière qu’il avait faite en sortant du palais d’Achab – il
aurait aimé se marier avec une femme du Liban. « Même si ma vie a été
inutile, au moins j’ai eu mon fils. Et l’on se souviendra de son histoire parce
qu’il est revenu du royaume des morts, dit elle. – Ta vie n’est pas inutile.
Je suis venu à Akbar sur ordre du Seigneur et tu m’as accueilli. Si l’on se
souvient un jour de l’histoire de ton fils, sois certaine que l’on n’oubliera
pas la tienne. » La femme remplit les deux
coupes. Ils burent tous deux au soleil qui se cachait et aux étoiles dans le
ciel. « Tu es venu d’un pays
lointain en suivant les signes d’un Dieu que je ne connaissais pas, mais qui
est désormais mon Seigneur. Mon fils aussi est revenu d’une contrée lointaine
et il aura une belle histoire à raconter à ses petits-enfants. Les prêtres
recueilleront ses paroles et les transmettront aux générations à venir. » C’était grâce à la mémoire
des prêtres que les cités avaient connaissance de leur passé, de leurs
conquêtes, de leurs dieux anciens, des guerriers qui avaient défendu la terre de
leur sang. Même s’il existait désormais de nouvelles méthodes pour enregistrer le passé, les
habitants d’Akbar n’avaient confiance qu’en la mémoire des prêtres. Tout le
monde peut écrire ce qu’il veut ; mais personne ne parvient à se souvenir de
choses qui n’ont jamais existé. « Et moi, qu’ai-je à
raconter ? » continua la femme en remplissant la coupe qu’Élie avait vidée
rapidement. « Je n’ai pas la force ni la beauté de Jézabel. Ma vie ressemble à
toutes les autres : le mariage arrangé par les parents lorsque j’étais encore
enfant, les tâches domestiques quand je suis devenue adulte, le culte, les
jours sacrés, le mari toujours occupé à autre chose. De son vivant, nous
n’avons jamais eu de conversation sur un sujet important. Lui était tout le temps
préoccupé par ses affaires, moi, je prenais soin de la maison, et nous avons
passé ainsi les meilleures années de notre vie. « Après sa mort, il ne
m’est resté que la misère et l’éducation de mon fils. Quand il sera grand, il
ira traverser les mers, et je ne compterai plus pour personne. Je n’ai pas de
haine, ni de ressentiment, seulement la conscience de mon inutilité. » Élie remplit encore un
verre. Son cœur commençait à donner des signaux d’alarme. Il aimait la
compagnie de cette femme. L’amour pouvait être une expérience plus redoutable
que lorsqu’il s’était trouvé devant un soldat d’Achab, une flèche pointée vers
son cœur ; si la flèche l’avait atteint, il serait mort – et Dieu se serait
chargé du reste. Mais si l’amour l’atteignait, il devrait lui-même en assumer
les conséquences. « J’ai tant désiré l’amour
dans ma vie », pensa-t-il. Et pourtant, maintenant qu’il l’avait devant lui –
aucun doute, il était là, il suffisait de ne pas le fuir –, il n’avait qu’une
idée, l’oublier le plus vite possible. Sa pensée revint au jour où
il était arrivé à Akbar, après son exil dans la région du Kerith. Il était
tellement fatigué et assoiffé qu’il ne se souvenait de rien, sauf du moment où
il s’était remis de son évanouissement et où il avait vu la femme lui verser un
peu d’eau entre les lèvres. Son visage était proche du sien, plus proche que ne
l’avait jamais été celui d’une autre femme. Il avait remarqué qu’elle avait les
yeux du même vert que ceux de Jézabel, mais d’un éclat différent, comme s’ils
pouvaient refléter les cèdres, l’océan dont il avait tant rêvé sans le
connaître, et même – comment était-ce possible ? – son âme. « J’aimerais tant le lui
dire, pensa-t-il. Mais je ne sais comment m’y prendre. Il est plus facile de
parler de l’amour de Dieu. » * Élie but encore un peu.
Elle devina qu’elle avait dit quelque chose qui lui avait déplu, et elle décida
de changer de sujet. « Tu as gravi la Cinquième
Montagne ? » demanda-t-elle. Il acquiesça. Elle aurait aimé lui
demander ce qu’il avait vu là-haut, et comment il avait réussi à échapper au
feu des cieux. Mais il semblait mal à l’aise. « C’est un prophète. Il lit
dans mon cœur », pensa-t-elle. Depuis que l’Israélite
était entré dans sa vie, tout avait changé. Même la pauvreté était plus facile
à supporter – parce que cet étranger avait éveillé un sentiment qu’elle n’avait
jamais connu : l’amour. Lorsque son fils était tombé malade, elle avait lutté
contre tous les voisins pour qu’il restât chez elle. Elle savait que, pour lui,
le Seigneur comptait plus que tout ce qui advenait sous les cieux. Elle avait
conscience que c’était un rêve impossible, car cet homme pouvait s’en aller à
tout moment, faire couler le sang de Jézabel et ne jamais revenir pour lui
raconter ce qui s’était passé. Pourtant, elle continuerait
de l’aimer car, pour la première fois de sa vie, elle avait conscience de ce
qu’était la liberté. Elle pouvait l’aimer – quand bien même il ne le saurait
jamais. Elle n’avait pas besoin de sa permission pour sentir qu’il lui
manquait, penser à lui à longueur de journée, l’attendre pour dîner, et
s’inquiéter de ce que les gens pouvaient comploter contre un étranger. C’était
cela la liberté : sentir ce que son cœur désirait, indépendamment de l’opinion
des autres. Elle s’était opposée à ses amis et à ses voisins au sujet de la
présence de l’étranger dans sa maison. Elle n’avait pas besoin de lutter contre
elle-même. Élie but un peu de vin,
prit congé et gagna sa chambre. Elle sortit, se réjouit de voir son fils jouer
devant la maison et décida d’aller faire une courte promenade. Elle était libre, car
l’amour libère. * Élie demeura très longtemps
à regarder le mur de sa chambre. Finalement, il décida d’invoquer son ange. « Mon âme est en danger »,
dit-il. L’ange resta silencieux.
Élie hésita à poursuivre, mais il était maintenant trop tard : il ne pouvait
pas l’invoquer sans motif. « Quand je suis devant cette femme, je ne me sens pas bien. – Au contraire, répliqua
l’ange. Et cela te dérange. Parce que tu es peut-être sur le point de l’aimer.
» Élie eut honte, parce que
l’ange connaissait son âme. « L’amour est dangereux,
dit-il. – Très, renchérit l’ange.
Et alors ? » Puis il disparut. * Son ange n’éprouvait pas
les doutes qui le tourmentaient. Oui, il connaissait l’amour ; il avait vu le roi
d’Israël abandonner le Seigneur parce que Jézabel, une princesse de Sidon,
avait conquis son cœur. La tradition racontait que le roi Salomon avait perdu
son trône à cause d’une étrangère. Le roi David avait envoyé l’un de ses
meilleurs amis à la mort parce qu’il était tombé amoureux de son épouse. À
cause de Dalila, Samson avait été fait prisonnier et les Philistins lui avaient
crevé les yeux. Comment, il ne connaissait
pas l’amour ? L’Histoire abondait en exemples tragiques. Et même s’il n’avait
pas connu les Écritures saintes, il avait l’exemple d’amis – et d’amis de ses
amis – perdus dans de longues nuits d’attente et de souffrance. S’il avait eu
une femme en Israël, il aurait difficilement pu quitter sa cité quand le
Seigneur l’avait ordonné, et maintenant il serait mort. « Je mène un combat
inutile, pensa-t-il. L’amour va gagner cette bataille, et je l’aimerai pour le
reste de mes jours. Seigneur, renvoie-moi en Israël pour que jamais il ne me
faille dire à cette femme ce que je ressens. Elle ne m’aime pas, et elle va me
rétorquer que son cœur a été enterré avec le corps de son mari, ce héros. » LE LENDEMAIN, ÉLIE RETOURNA VOIR LE COMMANDANT. Il apprit que de nouvelles
tentes avaient été installées. « Quelle est actuellement
la proportion des guerriers ? demanda-t-il. – Je ne donne pas
d’informations à un ennemi de Jézabel. – Je suis conseiller du
gouverneur. Il m’a nommé son auxiliaire hier soir, tu en as été informé et tu
me dois une réponse. » Le commandant eut envie de
mettre fin à la vie de l’étranger. « Les Assyriens ont deux
soldats pour un des nôtres », répondit-il enfin. Élie savait que l’ennemi
avait besoin d’une force très supérieure. « Nous approchons du moment
idéal pour entreprendre les négociations de paix, dit-il. Ils comprendront que
nous sommes généreux et nous obtiendrons de meilleures conditions. N’importe
quel général sait que, pour conquérir une cité, il faut cinq envahisseurs pour
un défenseur. – Ils atteindront ce nombre
si nous n’attaquons pas maintenant. – Malgré toutes les mesures
d’approvisionnement, ils n’auront pas assez d’eau pour ravitailler tous ces
hommes. Et ce sera le moment d’envoyer nos ambassadeurs. – Quand cela ? – Laissons le nombre de
guerriers assyriens augmenter encore un peu. Lorsque la situation sera insupportable,
ils seront forcés d’attaquer mais, dans la proportion de trois ou quatre pour
un des nôtres, ils savent qu’ils seront mis en déroute. C’est alors que nos
émissaires leur proposeront la paix, la liberté de passage et la vente d’eau.
Telle est l’idée du gouverneur. » Le commandant resta
silencieux et laissa partir l’étranger. Même si Élie mourait, le gouverneur
pouvait s’accrocher à cette idée. Il se jura que si la situation en arrivait à
ce point, il tuerait le gouverneur; puis il se suiciderait pour ne pas assister
à la fureur des dieux. Cependant, en aucune manière il ne permettrait que son
peuple fût trahi par l’argent. * « Renvoie-moi en terre
d’Israël, Seigneur! Criait Élie tous les soirs en marchant dans la vallée. Ne
laisse pas mon cœur devenir prisonnier à Akbar ! » Selon une coutume des
prophètes qu’il avait connue enfant, il se donnait des coups de fouet chaque
fois qu’il pensait à la veuve. Son dos était à vif et, pendant deux jours, il délira
de fièvre. À son réveil, la première chose qu’il vit fut le visage de la femme
; elle soignait ses blessures à l’aide d’onguent et d’huile d’olive. Comme il
était trop faible pour descendre jusqu’à la salle, elle montait ses aliments à
la chambre. * Dès qu’il se sentit bien,
il reprit ses marches dans la vallée. « Renvoie-moi en terre
d’Israël, Seigneur! disait-il. Mon cœur est prisonnier à Akbar, mais mon corps
peut encore poursuivre le voyage. » L’ange apparut. Ce n’était
pas l’ange du Seigneur qu’il avait vu au sommet de la montagne, mais celui qui
le protégeait et dont la voix lui était familière. « Le Seigneur écoute les prières de ceux qui prient pour oublier
la haine. Mais il est sourd à ceux qui veulent échapper à l’amour. » * Tous les trois, ils
dînaient ensemble chaque soir. Ainsi que le Seigneur l’avait promis, jamais la
farine n’avait manqué dans la cruche, ni l’huile dans la jarre. Ils conversaient rarement
pendant les repas. Mais un soir, l’enfant demanda : « Qu’est-ce qu’un prophète
? – C’est un homme qui écoute
encore les voix qu’il entendait lorsqu’il était enfant et qui croit toujours en
elles. Ainsi, il peut savoir ce que pensent les anges. – Oui, je sais de quoi tu
parles, dit le gamin. J’ai des amis que personne d’autre ne voit. – Ne les oublie jamais,
même si les adultes te disent que c’est une sottise. Ainsi, tu sauras toujours
ce que Dieu veut. – Je connaîtrai l’avenir,
comme les devins de Babylone, affirma le gamin. – Les prophètes ne
connaissent pas l’avenir. Ils ne font que transmettre les paroles que le
Seigneur leur inspire dans le présent. C’est pourquoi je suis ici, sans savoir
quand je retournerai vers mon pays. Il ne me le dira pas avant que cela ne soit
nécessaire. » Les yeux de la femme
s’emplirent de tristesse. Oui, un jour il partirait. * Élie n’implorait plus le
Seigneur. Il avait décidé que, lorsque ce serait le moment de quitter Akbar, il
emmènerait la veuve et son fils. Il n’en dirait rien jusqu’à ce que l’heure fût
venue. Peut-être ne désirait-elle pas
s’en aller. Peut-être n’avait-elle pas deviné ce qu’il ressentait pour elle –
car il avait lui-même tardé à le comprendre. Dans ce cas, et cela vaudrait
mieux, il pourrait se consacrer entièrement à l’expulsion de Jézabel et à la
reconstruction d’Israël. Son esprit serait trop occupé pour penser à l’amour. « Le Seigneur est
mon berger, dit-il, se rappelant une
vieille prière du roi David. Apaise mon âme, et mène-moi auprès des eaux
reposantes. Et tu ne me laisseras pas
perdre le sens de ma vie », conclut-il avec ses mots à lui. * Un après-midi, il revint à
la maison plus tôt que d’habitude et il trouva la veuve assise sur le seuil. « Que fais-tu ? – Je n’ai rien à faire. – Alors apprends quelque chose.
En ce moment, beaucoup de gens ont renoncé à vivre. Ils ne s’ennuient pas, ils
ne pleurent pas, ils se contentent d’attendre que le temps passe. Ils n’ont pas
accepté les défis de la vie et elle ne les défie plus. Tu cours ce risque.
Réagis, affronte la vie, mais ne renonce pas. – Ma vie a retrouvé un
sens, dit-elle en baissant les yeux. Depuis que tu es arrivé. » Pendant une fraction de
seconde, il sentit qu’il pouvait lui ouvrir son cœur. Mais il n’osa pas – elle
faisait certainement allusion à autre chose. « Trouve une occupation,
dit-il pour changer de sujet. Ainsi, le temps sera un allié, non un ennemi. –
Que puis-je apprendre ? » Élie réfléchit. « L’écriture de Byblos.
Elle te sera utile si tu dois voyager un jour. » La femme décida de se
consacrer corps et âme à cet apprentissage. Jamais elle n’avait songé à quitter
Akbar mais, à la manière dont il en parlait, peut-être pensait-il l’emmener
avec lui. De nouveau elle se sentit
libre. De nouveau elle se réveilla tôt le matin et marcha en souriant dans les
rues de la cité. « ÉLIE EST TOUJOURS EN VIE, DIT LE COMMANDANT AU prêtre, deux mois plus tard. Tu n’as pas
réussi à le faire assassiner. – Il n’y a pas, dans tout
Akbar, un seul homme qui veuille accomplir cette mission. L’Israélite a consolé
les malades, rendu visite aux prisonniers, nourri les affamés. Quand quelqu’un
a une querelle à résoudre avec son voisin, il a recours à lui, et tous
acceptent ses jugements – parce qu’ils sont justes. Le gouverneur se sert de
lui pour accroître sa popularité, mais personne ne s’en rend compte. – Les marchands ne désirent
pas la guerre. Si le gouverneur est populaire au point de convaincre la
population que la paix est préférable, nous ne parviendrons jamais à chasser
les Assyriens d’ici. Il faut qu’Élie soit mis à mort sans tarder. » Le prêtre indiqua la
Cinquième Montagne, son sommet toujours dissimulé par les nuages. « Les dieux ne permettront
pas que leur pays soit humilié par une puissance étrangère. Ils vont trouver
une astuce : un incident se produira, et nous saurons profiter de l’occasion. – Laquelle ? – Je l’ignore. Mais je
serai attentif aux signes. Abstiens-toi de fournir les chiffres exacts
concernant les forces assyriennes. Si l’on t’interroge, dis que la proportion des
guerriers envahisseurs est encore de quatre pour un. Et continue à entraîner tes troupes. – Pourquoi dois-je faire
cela ? S’ils atteignent la proportion de cinq pour un, nous sommes perdus. – Non : nous serons en
situation d’égalité. Lorsque le combat aura lieu, tu ne lutteras pas contre un
ennemi inférieur, et on ne pourra pas te considérer comme un lâche qui abuse
des faibles. L’armée d’Akbar affrontera un adversaire aussi puissant qu’elle et
elle gagnera la bataille – parce que son commandant a mis au point la meilleure
stratégie. » Piqué par la vanité, le
commandant accepta cette proposition. Et dès lors il commença à dissimuler des
informations au gouverneur et à Élie. DEUX MOIS ENCORE AVAIENT PASSÉ ET, CE MATIN-LÀ, l’armée assyrienne avait atteint la proportion de cinq
soldats pour un défenseur d’Akbar. À tout moment elle pouvait attaquer. Depuis quelque temps, Élie
soupçonnait le commandant de mentir à propos des forces ennemies, mais cela
finirait par se retourner à son avantage : quand la proportion atteindrait le
point critique, il serait facile de convaincre la population que la paix était
la seule issue. Il songeait à cela en se
dirigeant vers la place où, tous les sept jours, il aidait les habitants à
résoudre leurs différends. En général il s’agissait de problèmes sans
importance : des querelles de voisinage, des vieux qui ne voulaient plus payer
d’impôts, des commerçants qui se jugeaient victimes de préjudices dans leurs
affaires. Le gouverneur était là ; il
faisait une apparition de temps en temps, pour le voir en action. L’antipathie
qu’Élie ressentait pour lui avait complètement disparu; il découvrait en lui un
homme sage, désireux de régler les difficultés avant qu’elles ne surviennent –
même s’il ne croyait pas dans le monde spirituel et avait très peur de mourir.
À plusieurs reprises il avait usé de son autorité pour donner à une décision
d’Élie valeur de loi. D’autres fois, il s’était opposé à une sentence et, avec
le temps, Élie avait compris qu’il avait raison. Akbar devenait un modèle de
cité phénicienne. Le gouverneur avait créé un système d’impôts plus juste, il
avait rénové les rues, et il savait administrer avec intelligence les profits
provenant des taxes sur les marchandises. À une certaine époque Élie avait
réclamé l’interdiction de la consommation de vin et de bière, parce que la
majorité des affaires qu’il avait à résoudre concernait des agressions commises
par des individus ivres. Mais le gouverneur avait fait valoir que c’était ce
genre de choses qui faisait une grande cité. Selon la tradition, les dieux se
réjouissaient quand les hommes se divertissaient à la fin d’une journée de
travail, et ils protégeaient les ivrognes. De plus, la région avait la
réputation de produire un des meilleurs vins du monde, et les étrangers se
méfieraient si ses propres habitants ne le consommaient plus. Élie respecta la
décision du gouverneur et, finalement, il dut admettre que, joyeux, les gens
produisaient mieux. « Tu n’as pas besoin de
faire tant d’efforts », dit le gouverneur, avant qu’Élie entreprît le travail
de la journée. « Un auxiliaire aide le gouvernement simplement en lui faisant
part de ses opinions. – J’ai la nostalgie de mon
pays et je veux y retourner. Occupé à ces activités, j’arrive à me sentir utile
et j’oublie que je suis un étranger », répondit-il. « Et je réussis mieux à
contrôler mon amour pour elle », pensa-t-il en lui-même. * Le tribunal populaire était
désormais suivi par une assistance toujours très attentive. Petit à petit, les
gens arrivèrent : les uns étaient des vieillards qui n’avaient plus la force de
travailler aux champs et venaient applaudir, ou huer, les décisions d’Élie ;
d’autres avaient un intérêt direct dans les affaires qui seraient traitées –
soit parce qu’ils avaient été victimes, soit parce qu’ils pourraient tirer
profit du jugement. Il y avait aussi des femmes et des enfants qui, faute de
travail, devaient occuper leur temps libre. Élie présenta les affaires
de la matinée. Le premier cas était celui d’un berger qui avait rêvé d’un
trésor caché en Égypte près des pyramides et qui avait besoin d’argent pour s’y
rendre. Élie n’était jamais allé en Égypte mais il savait que c’était loin. Il
expliqua au berger qu’il lui serait difficile de trouver les moyens nécessaires
auprès d’autrui, mais que, s’il se décidait à vendre ses brebis et à payer le
prix de son rêve, il trouverait assurément ce qu’il cherchait. Ensuite vint une femme qui
désirait apprendre l’art de la magie d’Israël. Élie rappela qu’il n’était pas
un maître, seulement un prophète. Alors qu’il se préparait à
trouver une solution à l’amiable dans l’affaire d’un agriculteur qui avait
maudit la femme d’un autre, un soldat ruisselant de sueur s’avança, écartant la
foule, et s’adressa au gouverneur : « Une patrouille a réussi à
capturer un espion. On le conduit ici ! » Un frisson parcourut
l’assemblée ; c’était la première fois qu’on allait assister à un jugement de
ce genre. « À mort ! Cria quelqu’un.
Mort aux ennemis! » Tous les participants semblaient
d’accord, à en croire leurs mugissements. En un clin d’œil, la nouvelle se
répandit dans toute la cité et la place se remplit encore. Les autres affaires
furent jugées à grand-peine. À tout instant on interrompait Élie, en demandant
que l’étranger fût présenté sur-le-champ. « Je ne peux pas juger ce
genre d’affaire, expliquait-il. Cela relève des autorités d’Akbar. – Qu’est-ce que les
Assyriens sont venus faire ici ? S’exclamait l’un. Ils ne voient pas que nous
sommes en paix depuis des générations ? – Pourquoi veulent-ils
notre eau ? criait un autre. Pourquoi menacent-ils notre cité ? » Depuis des mois personne
n’osait évoquer en public la présence de l’ennemi. Tout le monde voyait un
nombre croissant de tentes se dresser à l’horizon, les marchands affirmaient
qu’il fallait entreprendre aussitôt les négociations de paix, pourtant le
peuple d’Akbar se refusait à croire qu’il vivait sous la menace d’une invasion.
Excepté l’incursion ponctuelle d’une tribu insignifiante, dont on venait à bout
rapidement, les guerres n’existaient que dans la mémoire des prêtres. Ceux-ci
évoquaient un pays nommé Égypte, ses chevaux, ses chars de guerre et ses dieux
aux formes d’animaux. Mais cela s’était passé voilà fort longtemps, l’Égypte
n’était plus une nation puissante, et les guerriers à la peau sombre qui
parlaient une langue inconnue avaient regagné leurs terres. Maintenant les
habitants de Tyr et de Sidon dominaient les mers, étendant un nouvel empire sur
le monde, et, bien qu’ils fussent des guerriers expérimentés, ils avaient
découvert une nouvelle façon de lutter : le commerce. « Pourquoi sont-ils nerveux
? demanda le gouverneur à Élie. – Parce qu’ils sentent que
quelque chose a changé. Tu sais comme moi que désormais les Assyriens peuvent
attaquer à tout moment. Et que le commandant ment sur le nombre des troupes
ennemies. – Mais il ne peut pas être
assez fou pour dire la vérité ! Il sèmerait la panique. – Les gens devinent
lorsqu’ils sont en danger; ils ont des réactions étranges, des pressentiments,
ils sentent quelque chose dans l’air. Ils essaient de se cacher la réalité, se
croyant incapables de faire face à la situation. Jusqu’à maintenant, eux se
sont raconté des histoires ; mais le moment approche où il leur faudra
affronter la vérité. » Le prêtre arriva. « Allons au palais réunir
le Conseil d’Akbar. Le commandant est en route. – Ne fais pas cela, dit
Élie à voix basse au gouverneur. Ils te forceront à faire ce que tu ne veux pas
faire. – Allons-y, insista le
prêtre. Un espion a été arrêté et il faut prendre des mesures d’urgence. – Rends le jugement au
milieu du peuple, chuchota Élie. Le peuple t’aidera, parce qu’il désire la paix
– même s’il réclame la guerre. – Qu’on amène cet homme ici
! » Ordonna le gouverneur. La foule poussa des cris de
joie. Pour la première fois, elle allait assister à une réunion du Conseil. « Nous ne pouvons pas faire
cela ! s’exclama le prêtre. C’est une affaire délicate, qui doit être résolue
dans le calme ! » Quelques huées. De
nombreuses protestations. « Qu’on l’amène ici, répéta
le gouverneur. Il sera jugé sur cette place, au milieu du peuple. Nous
travaillons ensemble à transformer Akbar en une cité prospère, et ensemble nous
jugerons tout ce qui la menace. » La décision fut accueillie
par une salve d’applaudissements. Un groupe de soldats apparut, traînant un
homme à demi nu, couvert de sang. Il avait sans doute été frappé abondamment
avant d’arriver jusque-là. Les bruits cessèrent. Un
silence pesant s’abattit sur l’assistance, et l’on entendait le grognement des
porcs et le bruit des enfants qui jouaient dans le coin opposé de la place. « Pourquoi avez-vous fait
cela au prisonnier ? S’écria le gouverneur. – Il s’est débattu,
répondit un garde. Il a déclaré qu’il n’était pas un espion. Qu’il était venu
jusqu’ici pour vous parler. » Le gouverneur envoya
chercher trois sièges. Ses domestiques apportèrent également le manteau de la
justice, qu’il portait chaque fois que devait se réunir le Conseil d’Akbar. Le gouverneur et le grand
prêtre prirent place. Le troisième siège était réservé au commandant, qui
n’était pas encore arrivé. « Je déclare solennellement
ouvert le tribunal de la cité d’Akbar. Que les anciens s’approchent.» Un groupe de vieillards se
présenta et se plaça en demi-cercle derrière les sièges. Ils formaient le Conseil
des anciens ; autrefois, leurs opinions étaient respectées et suivies d’effet,
mais aujourd’hui ce groupe n’avait plus qu’un rôle décoratif : ils étaient
là pour entériner toutes les décisions du gouvernement. Une fois accomplies
certaines formalités – une prière aux dieux de la Cinquième Montagne et la
déclamation des noms de quelques héros du passé –, le gouverneur s’adressa au
prisonnier : « Que veux-tu ? » L’homme ne répondit pas. Il
le dévisageait d’une manière étrange, comme s’il était son égal. « Que veux-tu ? » insista
le gouverneur. Le prêtre lui toucha le
bras. « Nous avons besoin d’un
interprète. Il ne parle pas notre langue. » L’ordre fut donné et un
garde partit à la recherche d’un commerçant qui pût servir d’interprète.
Toujours très occupés par leurs affaires et leurs profits, les marchands
n’allaient jamais assister aux séances qu’organisait Élie. Tandis qu’ils attendaient,
le prêtre murmura : « Ils ont frappé le
prisonnier parce qu’ils ont peur. Laisse-moi conduire ce procès et ne dis rien
: la panique les rend tous agressifs et, si nous ne faisons pas preuve
d’autorité, nous risquons de perdre le contrôle de la situation. » Le gouverneur ne répondit
pas. Lui aussi avait peur. Il chercha Élie des yeux mais, de l’endroit où il
était assis, il ne le voyait pas. * Un commerçant arriva, amené
de force par le garde. Il protesta contre le tribunal parce qu’il perdait son
temps et qu’il avait beaucoup d’affaires à régler. Mais le prêtre, d’un regard
sévère, lui intima l’ordre de se tenir tranquille et de traduire la
conversation. « Que viens-tu faire ici ?
Interrogea le gouverneur. – Je ne suis pas un espion,
répondit l’homme. Je suis un général de l’armée. Je suis venu discuter avec
vous. » L’assistance, qui était
totalement silencieuse, se mit à crier à peine la phrase traduite. Le public
affirmait que c’était un mensonge et exigeait la peine de mort immédiate. Le prêtre réclama le
silence et se tourna de nouveau vers le prisonnier : « De quoi veux-tu discuter
? – Le gouverneur a la
réputation d’être un homme sage, répondit l’Assyrien. Nous ne voulons pas
détruire cette cité : ce qui nous intéresse, c’est Tyr et Sidon. Mais Akbar se
trouve au milieu du chemin et contrôle cette vallée. Si nous sommes obligés de
combattre, nous perdrons du temps et des hommes. Je viens proposer un
règlement. « Cet homme dit la vérité
», songea Élie. Il avait remarqué qu’il était entouré par un groupe de soldats
qui l’empêchaient de voir l’endroit où le gouverneur était assis. « Il pense
comme nous. Le Seigneur a réalisé un miracle, et il va mettre un point final à
cette situation périlleuse. » Le prêtre se leva et cria
au peuple : « Vous voyez ? Ils veulent
nous détruire sans combat ! – Continue ! » Reprit le
gouverneur. Mais le prêtre s’interposa
une fois de plus : « Notre gouverneur est un
homme bon, qui refuse de faire couler le sang. Mais nous sommes dans une
situation de guerre et le prévenu qui se tient devant vous est un ennemi ! – Il a raison ! » S’écria
quelqu’un dans l’assistance. Élie comprit son erreur. Le
prêtre jouait avec l’auditoire tandis que le gouverneur ne cherchait qu’à faire
justice. Il tenta de s’approcher mais on le bouscula. Un soldat le saisit par
le bras. « Attends ici. En fin de
compte, l’idée était de toi. » Élie se retourna : c’était
le commandant, et il souriait. « Nous ne pouvons écouter
aucune proposition, poursuivit le prêtre, laissant l’émotion émaner de ses
gestes et de ses propos. Si nous montrons que nous voulons négocier, ce sera la
preuve que nous avons peur. Et le peuple d’Akbar est courageux. Il est en
mesure de résister à n’importe quelle invasion. – Cet homme recherche la
paix », dit le gouverneur, en s’adressant à la foule. Une voix s’éleva : « Les marchands recherchent
la paix. Les prêtres désirent la paix. Les gouverneurs administrent la paix.
Mais une armée ne souhaite qu’une chose : la guerre ! – Ne voyez-vous pas que
nous parvenons à faire face à la menace religieuse d’Israël sans mener aucune
guerre ? Hurla le gouverneur. Nous n’avons pas envoyé d’armées, ni de navires,
mais Jézabel. Maintenant ils adorent Baal sans que nous ayons eu besoin de
sacrifier un seul homme au front. – Eux, ils n’ont pas envoyé
une belle femme, mais leurs guerriers ! » Cria le prêtre encore plus fort. Le peuple exigeait la mort
de l’Assyrien. Le gouverneur retint le prêtre par le bras. « Assieds-toi,
ordonna-t-il. Tu vas trop loin. – C’est toi qui as eu
l’idée d’un procès public. Ou, mieux, c’est le traître israélite, qui semble
dicter les actes du gouverneur d’Akbar. – Je m’expliquerai plus
tard avec lui. Maintenant nous devons apprendre ce que veut l’Assyrien. Pendant
des générations, les hommes ont cherché à imposer leur volonté par la force ;
ils disaient ce qu’ils voulaient, mais ils ne tenaient aucun compte de ce que
pensait le peuple, et tous ces empires ont finalement été détruits. Notre peuple est devenu grand parce qu’il a appris
à écouter. Ainsi, nous avons développé le commerce, en écoutant ce que l’autre
désire et en faisant notre possible pour l’obtenir. Le résultat est le profit.
» Le prêtre hocha la tête. « Tes propos semblent
sages, et c’est le pire de tous les dangers. Si tu disais des sottises, il
serait facile de prouver que tu te trompes. Mais ce que tu viens d’affirmer
nous conduit tout droit à un piège. » Les gens qui se trouvaient
au premier rang intervenaient dans la discussion. Jusque-là, le gouverneur
s’était toujours efforcé de tenir compte de l’opinion du Conseil, et Akbar
avait une excellente réputation ; Tyr et Sidon avaient envoyé des émissaires
pour observer comment elle était administrée ; le nom du gouverneur était parvenu aux oreilles de l’empereur et,
avec un peu de chance, il pourrait terminer ses jours comme ministre de la
Cour. Mais aujourd’hui, on avait bravé publiquement son autorité. S’il ne
prenait pas rapidement des mesures, il perdrait le respect du peuple – et il ne
pourrait plus prendre de décisions capitales parce que personne ne lui
obéirait. « Continue », lança-t-il au
prisonnier, ignorant le regard furieux du prêtre et exigeant que l’interprète
traduisît sa question. « Je suis venu proposer un
arrangement, dit l’Assyrien. Vous nous laissez passer, et nous marcherons
contre Tyr et Sidon. Une fois que ces cités seront vaincues – elles le seront
certainement, car une grande partie de leurs guerriers sont sur les navires
pour surveiller le commerce –, nous serons généreux avec Akbar. Et nous te
garderons comme gouverneur. – Vous voyez ? s’exclama le
prêtre en se relevant. Ils pensent que notre gouverneur est capable d’échanger
l’honneur d’Akbar contre un poste élevé ! » La foule en colère se mit à
gronder. Ce prisonnier blessé, à moitié nu, voulait imposer ses conditions ! Un
homme vaincu qui proposait la reddition de la cité ! Certains se levèrent et
s’apprêtèrent à l’agresser. Les gardes eurent bien du mal à maîtriser la
situation. « Attendez ! reprit le
gouverneur, qui tentait de parler plus fort que tous. Nous avons devant nous un
homme sans défense, il ne peut donc pas nous faire peur. Nous savons que notre
armée est la mieux préparée et que nos guerriers sont les plus vaillants. Nous
n’avons rien à prouver à personne. Si nous décidons de combattre, nous
vaincrons, mais les pertes seront énormes. » Élie ferma les yeux et pria
pour que le gouverneur parvînt à convaincre le peuple. « Nos ancêtres nous
parlaient de l’empire égyptien, mais ce temps est révolu, continua-t-il.
Maintenant nous revenons à l’âge d’or, nos pères et nos grands-pères ont vécu
en paix. Pourquoi devrions-nous rompre cette tradition ? Les guerres modernes
se font dans le commerce, non sur les champs de bataille. » Peu à peu, la foule
redevint silencieuse. Le gouverneur était sur le point de réussir. Quand le bruit cessa, il
s’adressa à l’Assyrien. « Ce que tu proposes ne
suffit pas. Vous devrez payer les taxes dont les marchands s’acquittent pour
traverser nos territoires. – Crois-moi, gouverneur,
vous n’avez pas le choix, répliqua le prisonnier. Nous avons suffisamment
d’hommes pour raser cette cité et tuer tous ses habitants. Vous êtes en paix
depuis très longtemps et vous ne savez plus lutter, alors que, nous, nous
sommes en train de conquérir le monde. » Les murmures reprirent dans
l’assistance. Élie pensait : « Il ne peut pas flancher maintenant. » Mais il devenait difficile d’affronter le
prisonnier assyrien qui, même dominé, imposait ses conditions. À chaque minute,
la foule augmentait – Élie remarqua que les commerçants avaient abandonné leur
travail et s’étaient mêlés aux spectateurs, inquiets du déroulement des
événements. Le jugement revêtait une importance considérable ; il n’y avait
plus moyen de reculer, la décision fût-elle la négociation ou la mort. * Les spectateurs
commencèrent à se diviser ; les uns défendaient la paix, les autres exigeaient la
résistance d’Akbar. Le gouverneur dit tout bas au prêtre : « Cet homme m’a défié
publiquement. Mais toi aussi. » Le prêtre se tourna vers
lui. Et, parlant de manière que personne ne pût l’entendre, il lui ordonna de
condamner immédiatement l’Assyrien à mort. « Je ne demande pas,
j’exige. C’est moi qui te maintiens au pouvoir et je peux mettre fin quand je
veux à cette situation, tu comprends ? Je connais des sacrifices qui peuvent
apaiser la colère des dieux lorsque nous sommes contraints de remplacer la
famille gouvernante. Ce ne sera pas la première fois : même en Égypte, un
empire qui a duré des milliers d’années, de nombreuses dynasties ont été
remplacées. Et pourtant l’univers est resté en ordre et le ciel ne nous est pas
tombé sur la tête. » Le gouverneur pâlit. « Le commandant se trouve
dans l’assistance, avec une partie de ses soldats. Si tu persistes à négocier
avec cet homme, je dirai à tout le monde que les dieux t’ont abandonné. Et tu
seras déposé. Nous allons poursuivre le procès. Et tu vas faire exactement ce
que je t’ordonnerai. » Si Élie avait été en vue,
le gouverneur aurait encore eu une solution : il aurait demandé au prophète
israélite d’affirmer qu’il avait vu un ange au sommet de la Cinquième Montagne,
ainsi qu’il le lui avait raconté. Il aurait rappelé l’histoire de la
résurrection du fils de la veuve. Et cela aurait été la parole d’Élie, un homme
qui s’était déjà montré capable de faire des miracles, contre la parole d’un
homme qui jamais n’avait fait la preuve d’aucune sorte de pouvoir surnaturel. Mais Élie l’avait
abandonné, et il n’avait plus le choix. En outre, ce n’était qu’un prisonnier –
et aucune armée au monde n’entreprend une guerre parce qu’elle a perdu un
soldat. « Tu gagnes cette partie »,
dit-il au prêtre. Un jour, il négocierait une contrepartie. Le prêtre hocha la tête. Le
verdict fut rendu peu après. « Personne ne défie Akbar,
proclama le gouverneur. Et personne n’entre dans notre cité sans la permission
de son peuple. Tu as tenté de le faire et tu es condamné à mort. » Là où il se trouvait, Élie
baissa les yeux. Le commandant souriait. ON CONDUISIT LE PRISONNIER, ACCOMPAGNÉ D’UNE foule de plus en plus nombreuse, jusqu’à un terrain non
loin des remparts. Là, on lui arracha ce qui lui restait de vêtements et on le laissa
nu. Un soldat le poussa au fond d’une fosse. Les gens, agglutinés tout autour,
se bousculaient à celui qui le verrait le mieux. « Un soldat porte avec
fierté son uniforme de guerre et se rend visible à l’ennemi parce qu’il a du
courage. Un espion s’habille en femme, car il est lâche! cria le gouverneur, pour être entendu de
tous. C’est pourquoi je te condamne à quitter cette vie sans la dignité des
braves. » Le peuple hua le prisonnier
et applaudit le gouverneur. Le prisonnier parlait, mais
l’interprète n’était plus là et personne ne le comprenait. Élie parvint à se
frayer un chemin pour rejoindre le gouverneur, mais il était trop tard. Quand
il toucha son manteau, il fut violemment repoussé. « C’est ta faute. Tu as
voulu un procès public. – C’est ta faute, rétorqua Élie. Même si le Conseil
d’Akbar s’était réuni en secret, le commandant et le prêtre auraient obtenu ce
qu’ils désiraient. J’étais entouré de gardes pendant tout le procès. Ils
avaient tout arrangé. » La coutume voulait qu’il
revînt au prêtre de déterminer la durée du supplice. Celui-ci se baissa,
ramassa une pierre et la tendit au gouverneur: elle n’était pas assez grosse
pour entraîner une mort rapide, ni assez petite pour prolonger la souffrance
très longtemps. « À toi l’honneur. – J’y suis obligé, murmura
le gouverneur afin que seul le prêtre l’entendît. Mais tu sais que ce n’est pas la bonne voie. – Pendant toutes ces
années, tu m’as forcé à adopter les positions les plus dures, tandis que tu
tirais profit des décisions qui faisaient plaisir au peuple, répliqua le
prêtre, lui aussi à voix basse. J’ai dû affronter le doute et la culpabilité,
et j’ai passé des nuits d’insomnie, poursuivi par le fantôme des erreurs que
j’aurais pu commettre. Mais comme je ne suis pas un lâche, Akbar est
aujourd’hui une cité enviée du monde entier. » Les gens étaient allés
chercher des pierres de la taille requise. Pendant quelque temps, on n’entendit
plus que le bruit des cailloux qui s’entrechoquaient. Le prêtre poursuivit : « Je peux me tromper en condamnant
à mort cet homme. Mais je suis sûr de l’honneur de notre cité ; nous ne sommes
pas des traîtres. » * Le gouverneur leva la main
et jeta la première pierre ; le prisonnier l’esquiva. Mais aussitôt, la foule,
au milieu des cris et des huées, se mit à le lapider. L’homme tentait de protéger
son visage de ses bras, et les pierres atteignaient sa poitrine, son dos, son
ventre. Le gouverneur voulut s’en aller; il avait tant de fois vu ce spectacle,
il savait que la mort était lente et douloureuse, que le visage deviendrait une
bouillie d’os, de cheveux et de sang, que les gens continueraient à jeter des
pierres bien après que la vie eut abandonné ce corps. Dans quelques minutes, le
prisonnier cesserait de se défendre et baisserait les bras. S’il avait été un
homme bon dans cette vie, les dieux guideraient l’une des pierres, qui
atteindrait le devant du crâne, provoquant l’évanouissement. En revanche, s’il
avait commis des cruautés, il resterait conscient jusqu’à la dernière minute. La foule criait, lançait
des pierres avec une férocité croissante, et le condamné cherchait à se
défendre de son mieux. Soudain, l’homme écarta les bras et parla dans une
langue que tous pouvaient comprendre. Surprise, la foule s’interrompit. « Vive l’Assyrie !
s’exclama-t-il. En ce moment, je contemple l’image de mon peuple et je meurs
heureux, car je meurs comme un général qui a tenté de sauver la vie de ses
guerriers. Je vais rejoindre la compagnie des dieux et je suis content car je
sais que nous conquerrons cette terre ! – Tu as entendu ? dit le
prêtre. Il a écouté et compris toute notre conversation au cours du procès ! » Le gouverneur l’admit.
L’homme parlait leur langue, et maintenant il savait que le Conseil d’Akbar
était divisé. « Je ne suis pas en enfer,
parce que la vision de mon pays me donne dignité et force. La vision de mon
pays me donne la joie ! Vive l’Assyrie ! » Cria l’homme de nouveau. Revenue de sa stupeur, la
foule se remit à le lapider. L’homme gardait les bras écartés sans chercher à
se protéger – c’était un guerrier vaillant. Quelques secondes plus tard, la
miséricorde des dieux se manifesta : une pierre le frappa au front et il
s’évanouit. « Nous pouvons nous en
aller maintenant, déclara le prêtre. Le peuple d’Akbar se chargera d’achever la
tâche. » * Élie ne retourna pas chez
la veuve. Il se promena sans but dans le désert. « Le Seigneur n’a rien
fait, disait-il aux plantes et aux rochers. Et Il aurait pu intervenir. » Il regrettait sa décision,
il se jugeait encore une fois coupable de la mort d’un homme. S’il avait
accepté l’idée d’une réunion secrète du Conseil d’Akbar, le gouverneur aurait
pu l’emmener avec lui ; ils auraient été deux face au prêtre et au commandant.
Leurs chances auraient été minces mais tout de même plus sérieuses que dans un
procès public. Pire encore : il avait été
impressionné par la manière dont le prêtre s’était adressé à la foule ; même
s’il n’était pas d’accord avec tous ses propos, il était bien obligé de
reconnaître que cet homme avait une profonde connaissance du commandement. Il
tâcherait de se rappeler chaque détail de cette scène pour le jour où – en
Israël – il devrait affronter le roi et la princesse de Tyr. Il marcha sans but,
regardant les montagnes, la cité et le campement assyrien au loin. Il n’était
qu’un point dans cette vallée et un monde immense l’entourait – un monde si
vaste que, même s’il voyageait sa vie entière, il n’en atteindrait pas le bout.
Ses amis, et ses ennemis, avaient peut-être mieux compris que lui la terre où
ils vivaient : ils pouvaient voyager vers des pays lointains, naviguer sur des
mers inconnues, aimer une femme sans se sentir coupables. Aucun d’eux
n’écoutait plus les anges de l’enfance, ni ne se proposait de lutter au nom du
Seigneur. Ils vivaient dans le présent et ils étaient heureux. Élie était une
personne comme les autres, et, à ce moment, alors qu’il se promenait dans la
vallée, il désirait n’avoir jamais entendu la voix du Seigneur et de Ses anges. Mais la vie n’est pas faite
de désirs, elle est faite des actes de chacun. Il se souvint qu’il avait déjà
tenté à plusieurs reprises de renoncer à sa mission, et pourtant il était là,
au milieu de cette vallée, parce que le Seigneur l’avait exigé ainsi. « J’aurais pu n’être qu’un
charpentier, mon Dieu, et j’aurais été encore utile à Ton entreprise.» Mais Élie accomplissait ce
qu’on avait exigé de lui, portant le poids de la guerre à venir, le massacre
des prophètes par Jézabel, la lapidation du général assyrien, la peur de son amour
pour une femme d’Akbar. Le Seigneur lui avait fait un cadeau, et il ne savait
qu’en faire. Au milieu de la vallée
surgit la lumière. Ce n’était pas son ange gardien – celui qu’il écoutait
toujours, mais voyait rarement. C’était un ange du Seigneur, qui venait le
consoler. « Je ne peux rien faire de
plus ici, dit Élie. Quand retournerai-je en Israël ? – Quand tu auras appris à
reconstruire, répondit l’ange. Rappelle-toi ce que Dieu a enseigné à Moïse
avant un combat. Profite de chaque moment, si tu ne veux pas plus tard avoir
des regrets, et te dire que tu as perdu ta jeunesse. À chaque âge, le Seigneur
donne à l’homme ses inquiétudes particulières. » « LE SEIGNEUR DIT À MOÏSE : “ N’aie pas
peur, ne laisse pas ton cœur faiblir avant le combat, ne sois pas terrifié
devant tes ennemis. L’homme qui a planté une vigne et n’en a pas encore
profité, qu’il le fasse vite, afin que, s’il meurt dans la lutte, ce ne soit
pas un autre qui en profite. L’homme qui aime une femme, et ne l’a pas encore
reçue, qu’il retourne chez elle, afin que, s’il meurt dans la lutte, ce ne soit
pas un autre homme qui la reçoive. ” » ÉLIE MARCHA ENCORE QUELQUE TEMPS, CHERCHANT À comprendre ce qu’il venait d’entendre. Alors
qu’il se préparait à retourner à Akbar, il aperçut la femme qu’il aimait assise
sur un rocher au pied de la Cinquième Montagne – à quelques minutes de
l’endroit où il se trouvait. « Que fait-elle ici ?
Serait-elle au courant du procès, de la condamnation à mort, et des risques que
nous courons désormais ? » Il devait l’avertir
immédiatement. Il décida de la rejoindre. Elle remarqua sa présence
et lui fit signe. Élie semblait avoir oublié les paroles de l’ange, car d’un
seul coup son inquiétude revint. Il feignit d’être préoccupé par les problèmes
de la cité, afin qu’elle ne devinât pas la confusion qui régnait dans son cœur
et dans son esprit. « Que fais-tu ici ?
demanda-t-il en arrivant près d’elle. – Je suis venue chercher un
peu d’inspiration. L’écriture que j’apprends me fait penser à la Main qui a dessiné
les vallées, les monts, la cité d’Akbar. Des commerçants m’ont donné des encres
de toutes les couleurs car ils désirent que j’écrive pour eux. J’ai songé à les
utiliser pour décrire le monde qui m’entoure mais je sais que c’est difficile :
même si je dispose des couleurs, seul le Seigneur parvient à les mélanger avec
une telle harmonie. » Elle gardait les yeux fixés
sur la Cinquième Montagne. Elle était devenue complètement différente de la
personne qu’il avait rencontrée quelques mois auparavant, ramassant du bois à
la porte de la cité. Sa présence solitaire, au milieu du désert, lui inspirait
confiance et respect. « Pourquoi toutes les
montagnes ont-elles un nom, sauf la Cinquième Montagne, que l’on désigne par un
nombre ? demanda Élie. – Pour ne pas susciter de
querelle entre les dieux, répondit-elle. La tradition raconte que si l’homme
avait donné à cette montagne le nom d’un dieu particulier, les autres, furieux,
auraient détruit la terre. C’est pour cela qu’elle s’appelle le Mont Cinq.
Parce que c’est le cinquième mont que nous apercevons au-delà des murailles.
Ainsi, nous n’offensons personne, et l’Univers reste en ordre. » Ils se turent quelque
temps. Puis la femme rompit le silence : « Je réfléchis sur les
couleurs, mais je pense aussi au danger que représente l’écriture de Byblos.
Elle peut offenser les dieux phéniciens et le Seigneur notre Dieu. – Seul existe le Seigneur,
l’interrompit Élie. Et tous les pays civilisés ont leur écriture. – Mais celle-ci est
différente. Quand j’étais enfant, j’allais souvent sur la place assister au
travail que le peintre de mots réalisait pour les marchands. Ses dessins,
fondés sur l’écriture égyptienne, exigeaient adresse et savoir. Maintenant,
l’antique et puissante Égypte est décadente, elle n’a plus d’argent pour
acheter quoi que ce soit, et personne n’utilise plus son langage. Les
navigateurs de Tyr et de Sidon répandent l’écriture de Byblos dans le monde
entier. On peut inscrire les mots et les cérémonies sacrées sur les tablettes
d’argile et les transmettre d’un peuple à l’autre. Qu’adviendra-t-il du monde
si des gens sans scrupules se mettent à utiliser les rituels pour intervenir
dans l’univers ? » Élie comprenait ce que la
femme voulait dire. L’écriture de Byblos était fondée sur un système très simple
: il suffisait de transformer les dessins égyptiens en sons, puis de désigner
une lettre pour chaque son. Selon l’ordre dans lequel on plaçait ces lettres,
on pouvait créer tous les sons possibles et décrire tout ce qui existait dans
l’univers. Certains sons étant malaisés à prononcer, les Grecs avaient résolu
la difficulté en ajoutant cinq lettres – appelées voyelles – aux vingt et quelques caractères de Byblos.
Ils avaient baptisé cette innovation alphabet, nom qui maintenant servait à désigner la nouvelle
forme d’écriture. Les relations commerciales
entre les différentes cultures en avaient été grandement facilitées. Avec
l’écriture égyptienne, il fallait beaucoup d’espace et d’habileté pour parvenir
à exprimer ses idées, et une profonde connaissance pour les interpréter ; elle
avait été imposée aux peuples conquis, mais n’avait pas survécu à la décadence
de l’empire. Le système de Byblos, pendant ce temps, se répandait rapidement à
travers le monde, et son adoption ne dépendait plus de la puissance économique
de la Phénicie. La méthode de Byblos, avec
son adaptation grecque, avait plu aux marchands de diverses nations ; depuis
les temps anciens, c’étaient eux qui décidaient de ce qui devait demeurer dans
l’Histoire, et de ce qui disparaîtrait à la mort de tel roi ou de tel haut
personnage. Tout indiquait que l’invention phénicienne était destinée à devenir
le langage courant des affaires, survivant à ses navigateurs, ses rois, ses
princesses séductrices, ses producteurs de vin, ses maîtres verriers. « Dieu disparaîtra des mots ? S’enquit la femme. – Il sera toujours en eux,
répondit Élie. Mais chacun sera responsable devant Lui de tout ce qu’il écrira.
» Elle retira de la manche de
son vêtement une tablette d’argile portant une inscription. « Qu’est-ce que cela
signifie ? demanda Élie. – C’est le mot amour. » Élie prit la tablette, mais
il n’eut pas le courage de demander pourquoi elle la lui avait tendue. Sur ce
morceau d’argile, quelques traits griffonnés résumaient pourquoi les étoiles
restaient suspendues dans les cieux et pourquoi les hommes marchaient sur la
terre. Il voulut la lui rendre
mais elle refusa. « J’ai écrit cela pour toi.
Je connais ta responsabilité, je sais qu’un jour il te faudra partir, et que tu
te transformeras en ennemi de mon pays car tu désires anéantir Jézabel. Ce
jour-là, je serai peut-être à ton côté, t’apportant mon soutien pour que tu
accomplisses ta tâche. Ou peut-être lutterai-je contre toi, parce que le sang
de Jézabel est celui de mon pays ; ce mot, que tu tiens dans tes mains, est
empli de mystères. Personne ne peut savoir ce qu’il éveille dans le cœur d’une
femme – pas même les prophètes qui conversent avec Dieu. – Je connais ce mot, dit
Élie en rangeant la tablette dans son manteau. J’ai lutté jour et nuit contre lui,
car si j’ignore ce qu’il éveille dans le cœur d’une femme, je sais ce qu’il
peut faire d’un homme. J’ai suffisamment de courage pour affronter le roi
d’Israël, la princesse de Sidon, le Conseil d’Akbar, mais ce seul mot, amour, me cause une terreur profonde. Avant que tu
ne le dessines sur la tablette, tes yeux l’avaient déjà écrit dans mon cœur. » Ils restèrent tous deux
silencieux. Il y avait la mort de l’Assyrien, le climat de tension dans la
cité, l’appel du Seigneur qui pouvait survenir à tout moment ; mais le mot
qu’elle avait inscrit était plus puissant que tout cela. Élie tendit la main, et
elle la prit. Ils restèrent ainsi jusqu’à ce que le soleil se cache derrière la
Cinquième Montagne. « Merci, dit-elle sur le
chemin du retour. Il y a longtemps que je désirais passer une fin d’après-midi
avec toi. » Quand ils arrivèrent à la
maison, un émissaire du gouverneur attendait : il demandait à Élie d’aller le
retrouver immédiatement. « JE T’AI SOUTENU, ET POUR ME REMERCIER TU T’ES montré lâche, dit le gouverneur. Que dois-je faire de ta
vie ? – Je ne vivrai pas une
seconde de plus que le Seigneur ne le désire, répondit Élie. C’est Lui qui
décide, pas toi. » Le gouverneur s’étonna du
courage d’Élie. « Je peux te faire
décapiter sur-le-champ. Ou te traîner par les rues de la cité, en disant que tu
as porté malheur à notre peuple, répliqua-t-il. Et ce ne sera pas une décision
de ton Dieu unique. – Quel que soit mon destin,
il se réalisera. Mais je veux que tu saches que je n’ai pas fui ; les soldats du
commandant m’ont empêché d’arriver jusqu’à toi. Il voulait la guerre, et il a
tout fait pour y parvenir. » Le gouverneur décida de
mettre un terme à cette discussion stérile. Il lui fallait expliquer son plan
au prophète israélite. « Ce n’est pas le commandant
qui désire la guerre ; en bon militaire, il a conscience que son armée est
inférieure, qu’elle manque d’expérience et sera décimée par l’ennemi. En homme
d’honneur, il sait que cela risque d’être un motif de honte pour ses
descendants. Mais l’orgueil et la vanité ont endurci son cœur. – Il pense que l’ennemi a
peur. Il ne sait pas que les guerriers
assyriens sont bien entraînés: dès qu’ils entrent dans l’armée, ils plantent un
arbre, et chaque jour ils sautent par-dessus l’endroit où la graine est
enfouie. La graine se transforme en pousse et ils sautent toujours pardessus.
La pousse devient plante et ils continuent de sauter. Ils ne s’ennuient pas,
ils ne trouvent pas que ce soit une perte de temps. Peu à peu, l’arbre grandit
– et les guerriers sautent de plus en plus haut. Ils se préparent ainsi aux
obstacles avec patience et dévouement. – Ils sont habitués à
reconnaître un défi. Ils nous observent depuis des mois. » Élie interrompit le
gouverneur : « Qui a intérêt à cette
guerre ? – Le prêtre. Je l’ai
compris pendant le procès du prisonnier assyrien. – Pour quelle raison ? – Je l’ignore. Mais il a
été suffisamment habile pour persuader le commandant et le peuple. Maintenant,
la cité entière est de son côté, et je ne vois qu’une issue à la difficile
situation dans laquelle nous nous trouvons. » Il fit une longue pause et
fixa l’Israélite dans les yeux : « Toi. » Le gouverneur se mit à
marcher de long en large, parlant vite et laissant paraître sa nervosité. « Les commerçants aussi
désirent la paix, mais ils ne peuvent rien faire. En outre, ils sont assez
riches pour s’installer dans une autre cité ou attendre que les conquérants
commencent à acheter leurs produits. Le reste de la population a perdu la
raison et exige que nous attaquions un ennemi infiniment supérieur. La seule
chose qui puisse les convaincre de changer d’avis, c’est un miracle. » Élie était tendu. « Un miracle ? – Tu as ressuscité un
enfant que la mort avait déjà emporté. Tu as aidé le peuple à trouver son
chemin et, bien qu’étant étranger, tu es aimé de presque tout le monde. – La situation était
celle-là jusqu’à ce matin, dit Élie. Mais maintenant elle est différente : dans
le contexte que tu viens de décrire, quiconque défendra la paix sera considéré
comme un traître. – Il ne s’agit pas de
défendre quoi que ce soit. Je veux que tu fasses un miracle aussi grand que la
résurrection de l’enfant. Alors, tu diras au peuple que la paix est la seule
issue et il t’écoutera. Le prêtre perdra complètement son pouvoir.» Il y eut un moment de
silence. Le gouverneur reprit : « Je suis prêt à passer un
accord : si tu fais ce que je te demande, la religion du Dieu unique sera
obligatoire à Akbar. Tu plairas à Celui que tu sers, et moi je parviendrai à
négocier les conditions de paix. » ÉLIE MONTA À L’ÉTAGE DE LA MAISON, OÙ SE TROUVAIT sa
chambre. Il avait, à ce moment-là, une opportunité qu’aucun prophète n’avait
eue auparavant: convertir une cité phénicienne. Ce serait la manière la plus
cuisante de montrer à Jézabel qu’il y avait un prix à payer pour ce qu’elle
avait fait dans son pays. Il était excité par la
proposition du gouverneur. Il pensa même réveiller la femme, qui dormait en
bas, mais il changea d’avis ; elle devait rêver du bel après-midi qu’ils
avaient passé ensemble. Il invoqua son ange. Et
celui-ci apparut. « Tu as entendu la
proposition du gouverneur, dit Élie. C’est une chance unique. – Aucune chance n’est
unique, répondit l’ange. Le Seigneur offre aux hommes de nombreuses occasions.
En outre, rappelle-toi ce qui a été annoncé : aucun autre miracle ne te sera
permis jusqu’à ce que tu sois retourné au sein de ta patrie. » Élie baissa la tête. À ce
moment, l’ange du Seigneur surgit et fit taire son ange gardien. Et il déclara
: « Voici ton prochain
miracle : « Tu iras réunir tout le
peuple devant la montagne. D’un côté, tu ordonneras que soit élevé un autel à
Baal, et un bouvillon lui sera présenté. De l’autre côté, tu élèveras un autel
au Seigneur ton Dieu, et sur lui aussi tu placeras un bouvillon. « Et tu diras
aux adorateurs de Baal : “ Invoquez le nom de votre dieu, tandis que
j’invoquerai le nom du Seigneur. ” Laisse-les faire d’abord ; qu’ils passent
toute la matinée à prier et à crier, demandant à Baal de descendre pour
recevoir ce qui lui est offert. « Ils crieront à haute voix
et ils se tailladeront avec leurs poignards et ils prieront que le bouvillon
soit reçu par le dieu, mais il ne se passera rien. « Quand ils seront
fatigués, tu empliras quatre jarres d’eau et tu les verseras sur ton bouvillon.
Tu le feras une seconde fois. Et tu le feras encore une troisième fois. Alors
tu imploreras le Dieu d’Abraham, d’Isaac et d’Israël de montrer à tous Son
pouvoir. « À ce moment, le Seigneur
enverra le feu du ciel et il dévorera ton sacrifice.» Élie s’agenouilla et rendit
grâces. « Cependant, poursuivit
l’ange, ce miracle ne peut avoir lieu qu’une seule fois dans ta vie. Choisis si
tu désires le réaliser ici, pour empêcher une bataille, ou si tu préfères le
réaliser dans ton pays, pour délivrer les tiens de la menace de Jézabel. » Et l’ange du Seigneur s’en
fut. LA FEMME SE RÉVEILLA TÔT ET VIT ÉLIE ASSIS SUR LE seuil. Il avait les yeux cernés de quelqu’un
qui n’a pas dormi. Elle aurait aimé lui
demander ce qui s’était passé la nuit précédente, mais elle redoutait sa
réponse. Son insomnie pouvait avoir été causée par sa conversation avec le
gouverneur, et par la menace de guerre ; mais il y avait peut-être un autre
motif, la tablette d’argile qu’elle lui avait offerte. Alors, si elle soulevait
la question, elle risquait d’entendre que l’amour d’une femme ne convenait pas
aux desseins de Dieu. « Viens manger quelque
chose », fut son seul commentaire. Son fils se réveilla à son
tour. Ils se mirent tous les trois à table et mangèrent. « J’aurais aimé rester avec
toi hier, dit Élie. Mais le gouverneur avait besoin de moi. – Ne t’en fais pas pour
lui, dit-elle, sentant que son cœur se calmait. Sa famille gouverne Akbar
depuis des générations, et il saura quoi faire devant la menace. – J’ai aussi conversé avec
un ange. Et il a exigé de moi une décision très difficile. – Tu ne dois pas non plus
t’inquiéter à cause des anges. Peut-être vaut-il mieux croire que les dieux
changent avec le temps. Mes ancêtres adoraient les dieux égyptiens qui avaient
forme d’animaux. Ces dieux sont partis et, jusqu’à ton arrivée, on m’a appris à
faire des sacrifices à Astarté, à El, à Baal et à tous les habitants de la
Cinquième Montagne. Maintenant j’ai connaissance du Seigneur mais il se peut
que lui aussi nous quitte un jour, et que les prochains dieux soient moins
exigeants. » L’enfant réclama un peu
d’eau. Il n’y en avait pas. « Je vais en chercher, dit
Élie. – Je viens avec toi »,
proposa l’enfant. * Ils prirent ensemble la direction
du puits. En chemin, ils passèrent là où, tôt le matin, le commandant
entraînait ses soldats. « Allons jeter un coup
d’œil, dit le gamin. Je serai soldat quand je serai grand.» Élie acquiesça. « Lequel d’entre nous est
le meilleur au maniement de l’épée ? Demandait un guerrier. – Va jusqu’à l’endroit où
l’espion a été lapidé hier, dit le commandant. Ramasse une grosse pierre et
insulte-la. – Pourquoi cela ? La pierre
ne me répondra pas. – Alors attaque-la avec ton
épée. – Mon épée se brisera, dit le
soldat. Et ce n’était pas ma question ; je veux savoir qui est le meilleur au
maniement de l’épée. – Le meilleur est celui qui
ressemble à une pierre, répondit le commandant. Sans sortir la lame du
fourreau, il réussit à prouver que personne ne pourra le vaincre. » « Le gouverneur a raison :
le commandant est un sage, pensa Élie. Mais même la plus grande sagesse peut
être occultée par l’éclat de la vanité. » * Ils poursuivirent leur
chemin. L’enfant lui demanda pourquoi les soldats s’entraînaient autant. « Pas seulement les
soldats, mais ta mère aussi, et moi, et ceux qui suivent leur cœur. Tout, dans
la vie, exige de l’entraînement. – Même pour être prophète ? – Même pour comprendre les
anges. Nous voulons tellement leur parler que nous n’écoutons pas ce qu’ils
disent. Il n’est pas facile d’écouter : dans nos prières, nous cherchons
toujours à expliquer en quoi nous nous sommes trompés et ce que nous aimerions
qu’il nous arrive. Mais le Seigneur sait déjà tout cela, et parfois Il nous
demande seulement d’entendre ce que nous dit l’univers. Et d’avoir de la
patience. » Le gamin le regardait,
surpris. Il ne devait rien comprendre, et pourtant Élie éprouvait le besoin de
poursuivre la conversation. Peut-être – quand il serait grand – ces propos
l’aideraient-ils dans une situation difficile. « Toutes les batailles de
la vie nous enseignent quelque chose, même celles que nous perdons. Lorsque tu
seras grand, tu découvriras que tu as soutenu des mensonges, que tu t’es menti
à toi-même, ou que tu as souffert pour des bêtises. Si tu es un bon guerrier,
tu ne te sentiras pas coupable, mais tu ne laisseras pas non plus tes erreurs
se répéter. » Il décida de se taire ; un
enfant de cet âge ne pouvait pas comprendre ce qu’il disait. Ils marchaient
lentement, et Élie regardait les rues de la cité qui un jour l’avait accueilli
et qui, maintenant, était près de disparaître. Tout dépendait de la décision
qu’il prendrait. Akbar était plus
silencieuse que de coutume. Sur la place centrale, les gens discutaient à voix
basse – comme s’ils redoutaient que le vent ne transportât leurs propos
jusqu’au campement assyrien. Les plus vieux affirmaient qu’il n’arriverait
rien, les jeunes étaient excités par l’éventualité de la lutte, les marchands
et les artisans projetaient d’aller à Tyr et à Sidon en attendant que les
choses se calment. « Pour eux il est facile de
partir, pensa-t-il. Les marchands peuvent transporter leurs biens dans
n’importe quelle partie du monde. Les artisans peuvent travailler même là où
l’on parle une langue étrangère. Mais moi, il me faut la permission du
Seigneur. » * Ils arrivèrent au puits et
remplirent deux jarres d’eau. En général, cet endroit était plein de monde ;
les femmes se réunissaient pour laver, teindre les étoffes et épiloguaient sur
tout ce qui se passait dans la cité. Aucun secret n’existait plus quand il
parvenait près du puits ; les nouvelles concernant le commerce, les trahisons
familiales, les problèmes de voisinage, la vie intime des gouvernants, tous les
sujets – sérieux ou superficiels – y étaient débattus, commentés, critiqués ou
applaudis. Même durant les mois où la force ennemie n’avait cessé de croître,
Jézabel – la princesse qui avait conquis le roi d’Israël – restait le sujet
préféré. Les femmes faisaient l’éloge de son audace, de sa bravoure, certaines
que, si un malheur arrivait à la cité, elle reviendrait dans son pays pour les
venger. Mais, ce matin-là, il n’y
avait presque personne. Les rares femmes présentes disaient qu’il fallait aller
chercher à la campagne le plus de céréales possible parce que les Assyriens
allaient bientôt fermer les portes de la cité. Deux d’entre elles projetaient
de se rendre jusqu’à la Cinquième Montagne pour offrir un sacrifice aux dieux –
elles ne voulaient pas que leurs fils meurent au combat. « Le prêtre a dit que nous
pouvions résister plusieurs mois, expliqua l’une d’elles à Élie. Il suffit que
nous ayons le courage nécessaire pour défendre l’honneur d’Akbar, et les dieux
nous aideront. » L’enfant était effrayé. « L’ennemi va attaquer ? »
demanda-t-il. Élie ne répondit pas ; cela
dépendait du choix que l’ange lui avait proposé la nuit précédente. « J’ai peur, insista le
gamin. – Cela prouve que tu aimes
la vie. C’est normal d’avoir peur, aux bons moments. » * Élie et l’enfant revinrent
à la maison avant la fin de la matinée. La femme avait disposé autour d’elle de
petits récipients, contenant des encres de différentes couleurs. « Je dois travailler,
dit-elle en regardant les lettres et les phrases inachevées. À cause de la
sécheresse, la cité est envahie par la poussière. Les pinceaux sont toujours
sales, et l’encre impure, et tout est plus difficile. » Élie demeura silencieux :
il ne voulait pas lui faire partager ses préoccupations. Il s’assit dans un
coin de la salle et resta absorbé dans ses pensées. L’enfant sortit jouer avec
ses amis. « Il a besoin de silence »,
songea la femme, et elle s’efforça de se concentrer sur son travail. Elle passa
le reste de la matinée à achever quelques mots qui auraient pu être écrits en
deux fois moins de temps, et elle se sentit coupable de ne pas faire ce que
l’on attendait d’elle ; en fin de compte, pour la première fois de sa vie, elle
avait la chance de subvenir aux besoins de sa famille. Elle se remit au travail ;
elle utilisait du papyrus, un matériau qu’un marchand venu d’Égypte lui avait
récemment apporté – lui demandant de noter quelques messages commerciaux qu’il
devait expédier à Damas. La feuille n’était pas de la meilleure qualité et
l’encre débordait sans cesse. « Malgré toutes ces difficultés, c’est mieux que
de dessiner sur l’argile. » Les pays voisins avaient
coutume d’envoyer leurs messages sur des plaques d’argile ou sur du parchemin.
L’Égypte était peut-être un pays décadent, et son écriture dépassée, mais au
moins y avait-on découvert un moyen pratique et léger d’enregistrer le commerce
et l’Histoire : on découpait en plusieurs épaisseurs la tige d’une plante qui
poussait sur les rives du Nil, et, selon un processus simple, on collait ces
couches l’une à côté de l’autre pour former une feuille jaunâtre. Akbar devait
importer le papyrus car il était impossible de le cultiver dans la vallée. Même
s’il coûtait cher, les marchands le préféraient car ils pouvaient transporter
les feuilles écrites dans leur sac – ce qui se révélait impossible avec les
tablettes d’argile et les parchemins. « Tout devient plus simple
», pensa-t-elle. Dommage qu’il fallût l’autorisation du gouvernement pour
employer l’alphabet de Byblos sur le papyrus. Une loi dépassée soumettait encore
les textes écrits au contrôle du Conseil d’Akbar. Son travail terminé, elle
le montra à Élie, qui avait passé tout ce temps à la regarder faire, sans le
moindre commentaire. « Que penses-tu du résultat ? » demanda-t-elle. Il parut sortir d’une
transe. « Oui, c’est joli »,
répondit-il sans prêter attention à ce qu’elle disait. Il devait converser avec le
Seigneur. Et elle ne voulait pas l’interrompre. Elle sortit et alla chercher le
prêtre. * À son retour, Élie était toujours
assis au même endroit. Les deux hommes se dévisagèrent. Tous deux restèrent
silencieux pendant un long moment. Ce fut le prêtre qui rompit le silence. « Tu es un prophète, et tu parles
avec les anges. Je ne fais qu’interpréter les lois anciennes, exécuter des
rituels, et tenter de protéger mon peuple des erreurs qu’il commet. C’est
pourquoi je sais que ce combat n’oppose pas des hommes. C’est une bataille des
dieux, et je ne dois pas l’empêcher. – J’admire ta foi, même si
tu adores des dieux qui n’existent pas, répondit Élie. Si la situation présente
est, comme tu l’affirmes, digne d’une bataille céleste, le Seigneur fera de moi
Son instrument pour détruire Baal et ses compagnons de la Cinquième Montagne.
Il aurait mieux valu que tu ordonnes mon assassinat. – J’y ai songé. Mais ce
n’était pas nécessaire ; au moment opportun, les dieux m’ont été favorables.» Élie ne répliqua pas. Le
prêtre se retourna et prit le papyrus sur lequel la femme venait d’écrire un
texte. « C’est du bon travail »,
commenta-t-il. Après l’avoir lu soigneusement, il retira sa bague de son doigt,
la trempa dans l’encre et appliqua son sceau dans le coin gauche. Quiconque se
faisait prendre avec un papyrus dépourvu du sceau du prêtre pouvait être
condamné à mort. « Pourquoi devez-vous
toujours faire cela ? demanda-t-elle. – Parce que ces papyrus
colportent des idées, répondit-il. Et les idées ont un pouvoir. – Ce ne sont que des
transactions commerciales. – Mais ce pourrait être des
plans de bataille. Ou un rapport sur nos richesses. Ou nos prières secrètes. De
nos jours, au moyen des lettres et des papyrus, on peut sans peine voler
l’inspiration d’un peuple. Il est plus difficile de cacher des tablettes
d’argile ou des parchemins ; mais la combinaison du papyrus et de l’alphabet de
Byblos peut mettre fin à la culture de chaque pays et détruire le monde. » Une femme entra. « Prêtre ! Prêtre ! Viens
voir ce qui se passe ! » Élie et la veuve le suivirent. Des gens affluaient de
toutes les directions au même endroit ; la poussière qu’ils soulevaient rendait
l’air pratiquement irrespirable. Les enfants couraient en tête, riant et
faisant du vacarme. Les adultes avançaient lentement, en silence. Quand ils atteignirent la porte
Sud de la cité, une petite foule s’y trouvait déjà réunie. Le prêtre se fraya
un chemin et s’enquit du motif de toute cette confusion. Une sentinelle d’Akbar se
tenait à genoux, les bras écartés, les mains clouées sur un morceau de bois
placé en travers de ses épaules. Ses vêtements étaient déchirés et un morceau
de bois lui avait crevé l’œil gauche. Sur sa poitrine, quelques
caractères assyriens avaient été tracés avec la lame d’un poignard. Le prêtre
comprenait l’égyptien mais la langue assyrienne n’était pas encore assez
répandue pour être enseignée et sue par cœur ; il dut faire appel à un
commerçant qui assistait à la scène. « Nous déclarons la
guerre, voilà ce qui est écrit »,
traduisit l’homme. Les gens tout autour
n’avaient dit mot. Élie pouvait lire la panique sur leurs visages. « Donne-moi ton épée », dit
le prêtre à un soldat. Le soldat obéit. Le prêtre
demanda qu’on avertît le gouverneur et le commandant de ce qui était arrivé.
Puis, d’un geste rapide, il enfila la lame dans le cœur de la sentinelle
agenouillée. L’homme poussa un
gémissement et tomba à terre, mort, libéré de la douleur et de la honte de
s’être laissé capturer. « Demain je me rendrai sur
la Cinquième Montagne pour offrir des sacrifices, dit-il au peuple effrayé. Et
les dieux de nouveau se souviendront de nous. » Avant de partir, il se
tourna vers Élie : « Tu le vois de tes propres
yeux : les cieux continuent de nous venir en aide. – Une seule question, dit
Élie. Pourquoi veux-tu voir sacrifier ton peuple ? – Parce qu’il faut en
passer par là pour tuer une idée. » Lorsqu’il l’avait entendu
converser avec la femme ce matin-là, Élie avait déjà compris de quelle idée il
s’agissait : l’alphabet. « Il est trop tard. Il est
déjà répandu de par le monde, et les Assyriens ne peuvent pas conquérir la
terre entière. – Qui t’a dit cela ? En fin
de compte, les dieux de la Cinquième Montagne sont du côté de leurs armées. » * Pendant des heures, il
marcha dans la vallée, comme il l’avait fait l’après-midi précédent. Il savait qu’il
y aurait encore au moins une soirée et une nuit de paix: on ne fait pas la
guerre dans l’obscurité, car les guerriers ne peuvent y distinguer l’ennemi.
Cette nuit-là, le Seigneur lui laissait une chance de changer le destin de la
cité qui l’avait accueilli. « Salomon saurait quoi
faire maintenant, expliqua-t-il à son ange. Et David, et Moïse, et Isaac. Ils
étaient des hommes de confiance du Seigneur, mais moi, je ne suis qu’un
serviteur indécis. Le Seigneur me donne un choix qui aurait dû être le Sien. – L’histoire de nos
ancêtres abonde apparemment en hommes qui étaient la bonne personne au bon
endroit, répliqua l’ange. Ne crois pas cela : le Seigneur n’exige de chacun que
ce qui est du domaine de ses possibilités. – Alors, Il s’est trompé
avec moi. – Tous les malheurs ont une
fin. Ainsi en est-il aussi des gloires et des tragédies du monde. – Je ne l’oublierai pas,
dit Élie. Mais, quand elles se retirent, les tragédies laissent des marques
éternelles, et les gloires laissent de vains souvenirs.» L’ange ne répondit pas. « Pourquoi, pendant tout le
temps que j’ai passé à Akbar, ai-je été incapable de trouver des alliés pour
lutter en faveur de la paix ? Quelle importance a un prophète solitaire ? – Quelle importance a le
soleil qui poursuit sa course dans le ciel ? Quelle importance a une montagne
qui surgit au milieu d’une vallée? Quelle importance a un puits isolé ? Ce sont
pourtant eux qui indiquent le chemin que doit suivre la caravane. – Mon cœur suffoque de
tristesse, dit Élie en s’agenouillant et en tendant les bras vers le ciel. Si
seulement je pouvais mourir ici et ne jamais avoir les mains tachées du sang de
mon peuple, ou d’un peuple étranger. Regarde là-derrière : que vois-tu? – Tu sais bien que je suis
aveugle, dit l’ange. Mes yeux gardent encore la lumière de la gloire du
Seigneur, et je ne peux rien voir d’autre. Tout ce que je perçois, c’est ce que
ton cœur me raconte. Tout ce que je peux entrevoir, ce sont les vibrations des
dangers qui te menacent. Je ne peux pas savoir ce qui se trouve derrière toi. – Eh bien, je vais te le
dire : il y a Akbar. À cette heure, le soleil de l’après-midi illuminant son
profil, elle est belle. Je me suis habitué à ses rues et à ses murailles, à son
peuple généreux et accueillant. Même si les habitants de la cité sont encore
prisonniers du commerce et des superstitions, ils ont le cœur aussi pur que
celui de n’importe quelle autre nation du monde. J’ai appris grâce à eux
beaucoup de choses que j’ignorais; en échange, j’ai écouté leurs plaintes et,
inspiré par Dieu, j’ai réussi à résoudre leurs conflits internes. Souvent j’ai
été en danger, et toujours quelqu’un m’a aidé. Pourquoi dois-je choisir entre
sauver cette cité ou racheter mon peuple ? – Parce qu’un homme doit
choisir, répondit l’ange. En cela réside sa force : le pouvoir de ses
décisions. – C’est un choix difficile
: il exige d’accepter la mort d’un peuple pour en sauver un autre. – Il est encore plus
difficile de définir sa propre voie. Celui qui ne fait pas de choix meurt aux
yeux du Seigneur, même s’il continue à respirer et à marcher dans les rues. En
outre, personne ne meurt. L’Éternité accueille toutes les âmes et chacune
poursuivra sa tâche. Il y a une raison pour tout ce qui se trouve sous le
soleil. » Élie leva de nouveau les
bras vers les cieux : « Mon peuple s’est éloigné
du Seigneur à cause de la beauté d’une femme. La Phénicie peut être détruite
parce qu’un prêtre pense que l’écriture constitue une menace pour les dieux.
Pourquoi Celui qui a créé le monde préfère-t-Il se servir de la tragédie pour
écrire le livre du destin ? » Les cris d’Élie résonnèrent
dans la vallée et l’écho revint à ses oreilles. « Tu ne sais pas ce que tu
dis, rétorqua l’ange. Il n’y a pas de tragédie, il y a seulement l’inévitable.
Tout a sa raison d’être : c’est à toi de savoir distinguer ce qui est passager
de ce qui est définitif. – Qu’est-ce qui est
passager ? demanda Élie. – L’inévitable. – Et qu’est-ce qui est
définitif ? – Les leçons de
l’inévitable. » Sur ces mots, l’ange
s’éloigna. Cette nuit-là, au cours du dîner,
Élie dit à la femme et à l’enfant : « Préparez vos affaires.
Nous pouvons partir à tout moment. – Voilà deux jours que tu
ne dors pas, remarqua la femme. Un émissaire du gouverneur est venu cet
après-midi ; il demandait que tu te rendes au palais. J’ai dit que tu étais
parti dans la vallée et que tu y dormirais. – Tu as bien fait »,
répliqua-t-il. Puis il gagna directement sa chambre et sombra dans un profond
sommeil. IL FUT RÉVEILLÉ LE LENDEMAIN MATIN PAR LE SON d’instruments de musique. Quand il descendit
voir ce qui se passait, l’enfant était déjà sur le seuil. « Regarde ! disait-il, les
yeux brillants d’excitation. C’est la guerre ! » Un bataillon de soldats,
imposants avec leurs uniformes de guerre et leur armement, se dirigeait vers la
porte Sud d’Akbar. Un groupe de musiciens les suivait, marquant le pas au
rythme des tambours. « Hier tu avais peur, dit
Élie au gamin. – Je ne savais pas que nous
avions tant de soldats. Nos guerriers sont les meilleurs ! » Élie quitta l’enfant et
sortit dans la rue ; il lui fallait à tout prix rencontrer le gouverneur. Les
habitants de la cité, réveillés au son des hymnes de guerre, étaient hypnotisés
; pour la première fois de leur vie, ils assistaient au défilé d’un bataillon
organisé, en uniforme militaire, lances et boucliers reflétant les premiers
rayons du soleil. Le commandant avait réussi un tour de force ; il avait
préparé son armée à l’insu de tous, et maintenant – Élie le redoutait – il
pouvait laisser croire que la victoire sur les Assyriens était possible. Il se fraya un chemin parmi
les soldats et parvint jusqu’au devant de la colonne. Là, montés sur leurs
chevaux, le commandant et le gouverneur ouvraient la marche. « Nous avons passé un
accord, lança Élie tout en courant à côté du gouverneur. Je peux faire un
miracle ! » Le gouverneur ne lui
répondit pas. La garnison franchit les remparts de la cité et sortit en
direction de la vallée. « Tu sais que cette armée
est une chimère, insista-t-il. Les Assyriens sont cinq fois plus nombreux, et
ils ont l’expérience de la guerre! Ne laisse pas détruire Akbar! – Qu’attends-tu de moi ?
demanda le gouverneur, sans arrêter sa monture. Hier soir, j’ai envoyé un
émissaire te chercher pour que nous discutions, et on m’a fait dire que tu
étais absent de la cité. Que pouvais-je faire de plus ? – Affronter les Assyriens
en terrain ouvert est un suicide ! Vous le savez bien! » Le commandant écoutait la
conversation sans faire le moindre commentaire. Il avait déjà discuté de sa
stratégie avec le gouverneur ; le prophète israélite serait surpris. Élie courait à côté des
chevaux, sans savoir exactement ce qu’il devait faire. La colonne de soldats
s’éloignait de la cité et se dirigeait vers le centre de la vallée. « Aide-moi, Seigneur,
pensait-il. De même que tu as caché le soleil pour aider Josué au combat,
arrête le temps et fais que je réussisse à persuader le gouverneur de son
erreur. » À peine avait-il eu cette
pensée que le commandant cria : « Halte ! » « C’est peut-être un
signal, se dit Élie. Je dois en profiter. » Les soldats formèrent deux
lignes, semblables à des murs d’hommes, les boucliers prenant solidement appui
sur le sol et les armes pointées en avant. « Tu crois voir les
guerriers d’Akbar, dit le gouverneur à Élie. – Je vois des jeunes gens qui
rient devant la mort. – Mais sache qu’ici il n’y
a qu’un seul bataillon. La plupart de nos hommes sont restés dans la cité, en
haut des murailles. Nous avons disposé des chaudrons d’huile bouillante prêts à
être versés sur la tête de quiconque tenterait de les escalader. Nous avons
réparti des réserves dans différentes maisons pour éviter que des flèches
incendiaires ne détruisent nos provisions. Selon les calculs du commandant,
nous pouvons résister presque deux mois au siège de la cité. Pendant que les
Assyriens se préparaient, nous faisions la même chose. – On ne m’a jamais raconté
cela, dit Élie. – Rappelle-toi : même si tu
as aidé le peuple d’Akbar, tu restes un étranger, et certains militaires
pouvaient te prendre pour un espion. – Mais toi, tu désires la
paix ! – La paix reste possible,
même après le commencement d’un combat. Seulement, nous négocierons en position
d’égalité. » Le gouverneur raconta que
des messagers avaient été envoyés à Tyr et à Sidon pour rendre compte de la
gravité de la situation. Il lui en coûtait de réclamer du secours : on pouvait
le croire incapable de maîtriser la situation. Mais il était parvenu à la
conclusion que c’était la seule solution. Le commandant avait mis au
point un plan ingénieux ; dès que le combat s’engagerait, il retournerait dans
la cité pour organiser la résistance. De son côté, la troupe qui se trouvait
maintenant sur le terrain devait tuer le plus d’ennemis possible, puis se
retirer dans les montagnes. Les soldats connaissaient cette vallée mieux que personne
et ils pouvaient attaquer les Assyriens par de petites escarmouches, diminuant
ainsi la pression du siège. Les secours arriveraient
rapidement, et l’armée assyrienne serait écrasée. « Nous pouvons résister
soixante jours, mais ce ne sera pas nécessaire, dit le gouverneur à Élie. – Mais il y aura beaucoup
de morts. – Nous sommes tous en
présence de la mort. Et personne n’a peur, pas même moi. » Le gouverneur était étonné
de son propre courage. Il ne s’était jamais trouvé à la veille d’une bataille
et, à mesure que le combat approchait, il avait dressé des plans pour fuir la
cité. Ce matin-là, il avait combiné avec les plus fidèles de ses hommes la
meilleure manière de battre en retraite. Il ne pourrait pas aller à Tyr ou à
Sidon, parce qu’il serait considéré comme un traître, mais Jézabel
l’accueillerait puisqu’elle avait besoin d’hommes de confiance à ses côtés. Cependant, en foulant le
champ de bataille, il percevait dans les yeux des soldats une joie immense –
comme s’ils s’étaient entraînés leur vie entière pour un objectif et qu’enfin
ce grand moment était arrivé. « La peur existe jusqu’au
moment où survient l’inévitable, dit-il à Élie. Après, nous ne devons plus
perdre notre énergie à cause d’elle. » Élie était troublé. Il
ressentait la même chose, bien qu’il eût honte de le reconnaître ; il se
souvint de l’excitation de l’enfant au passage de la troupe. « Va-t’en, ordonna le
gouverneur. Tu es un étranger, désarmé, et tu n’as pas besoin de combattre pour
une idée à laquelle tu ne crois pas. » Élie demeura immobile. « Ils vont venir, insista
le commandant. Tu n’en reviens pas, mais nous sommes prêts. » Mais Élie resta là. Ils regardèrent l’horizon ;
pas la moindre poussière, l’armée assyrienne ne bougeait pas. Les soldats du premier rang
tenaient fermement leurs lances pointées en avant; les archers avaient déjà tendu la corde de leurs arcs
pour décocher leurs flèches dès que le commandant en donnerait l’ordre. Des
hommes qui s’entraînaient fendaient l’air de leurs épées, pour garder leurs
muscles échauffés. « Tout est prêt, répéta le
commandant. Ils vont attaquer. » Élie nota l’euphorie dans
sa voix. Il était sans doute impatient que la bataille commençât ; il voulait
lutter et montrer sa bravoure. Assurément, il imaginait les guerriers
assyriens, les coups d’épée, les cris et la confusion, il se figurait que les
prêtres phéniciens le citeraient en exemple pour son efficacité et son courage. Le gouverneur interrompit
ses pensées : « Ils ne bougent pas. » Élie se rappela ce qu’il
avait demandé au Seigneur: que le soleil s’arrêtât dans les cieux, comme il
l’avait fait pour Josué. Il tenta de converser avec son ange, mais il
n’entendit pas sa voix. Peu à peu, les lanciers
baissèrent leurs armes, les archers relâchèrent la tension de leurs arcs, les hommes
remirent leurs épées au fourreau. Ce fut le soleil lant de midi, et des
guerriers s’évanouirent sous l’effet de la chaleur ; pourtant, le détachement
se tint prêt jusqu’à la fin de l’après-midi. Quand le soleil se cacha,
les guerriers retournèrent à Akbar. Ils semblaient désappointés d’avoir survécu
un jour de plus. Seul Élie resta au cœur de
la vallée. Il marcha sans but quelque temps ; soudain il vit la lumière. L’ange
du Seigneur apparut devant lui. « Dieu a entendu tes
prières. Et Il a vu le tourment de ton âme. » Élie se tourna vers les
cieux et remercia des bénédictions. « Le Seigneur est la source
de la gloire et du pouvoir. Il a retenu l’armée assyrienne. – Non, répliqua l’ange. Tu
as dit que le choix devait être le Sien. Et Il a fait le choix pour toi. » « PARTONS, DIT-IL À LA FEMME ET À SON FILS. – Je ne veux pas m’en
aller, répliqua l’enfant. Je suis fier des soldats d’Akbar.» Sa mère l’obligea à
rassembler ses affaires: « Emporte seulement ce que tu peux porter. – Tu oublies, ma mère, que
nous sommes pauvres et que je n’ai pas grand-chose. » Élie monta à sa chambre. Il
en fit le tour du regard, comme si c’était la première et la dernière fois
qu’il la voyait ; puis il redescendit et observa la veuve qui rangeait ses
encres. « Merci de m’emmener avec
toi, dit-elle. Quand je me suis mariée, j’avais à peine quinze ans, et je ne
savais rien de la vie. Nos familles avaient tout arrangé, j’avais été élevée
dès l’enfance pour ce moment et soigneusement préparée à assister mon mari en
toute circonstance. – Tu l’aimais ? – J’ai éduqué mon cœur pour
cela. Puisque je n’avais pas le choix, je me suis convaincue que c’était la
meilleure voie. Quand j’ai perdu mon mari, je me suis habituée aux jours et aux
nuits identiques, et j’ai demandé aux dieux de la Cinquième Montagne – à cette
époque je croyais encore en eux – de m’emporter lorsque mon fils serait en âge
de vivre seul. « C’est alors que tu es
venu. Je te l’ai déjà dit, et je le répète : à partir de ce jour-là, j’ai
découvert la beauté de la vallée, la sombre silhouette des montagnes se
projetant sur le ciel, la lune qui change de forme pour que le blé puisse
pousser. Souvent, la nuit, pendant que tu dormais, je me promenais dans Akbar,
j’écoutais les pleurs des nouveau-nés, les chansons des hommes qui avaient bu
après le travail, les pas fermes des sentinelles en haut de la muraille.
Combien de fois avais-je vu ce paysage sans remarquer comme il était beau ?
Combien de fois avais-je regardé le ciel sans voir sa profondeur ? Combien de
fois avais-je entendu les bruits d’Akbar autour de moi sans comprendre qu’ils
faisaient partie de ma vie ? J’ai retrouvé une immense envie de vivre. Tu m’as
conseillé d’étudier les caractères de Byblos, et je l’ai fait. Je pensais
seulement te faire plaisir mais je me suis enthousiasmée pour ce que je faisais
et j’ai découvert ceci : le sens de ma vie était celui que je voulais lui
donner. » Élie lui caressa les
cheveux. C’était la première fois. « Pourquoi n’as-tu pas
toujours été ainsi ? demanda-t-elle. – Parce que j’avais peur.
Mais aujourd’hui, en attendant la bataille, j’ai entendu les paroles du
gouverneur et j’ai pensé à toi. La peur va jusqu’où commence l’inévitable ; dès
lors, elle n’a plus de sens. Et il ne nous reste que l’espoir de prendre la
bonne décision. – Je suis prête, dit-elle. – Nous retournerons en
Israël. Le Seigneur m’a indiqué ce que je dois faire, et je le ferai. Jézabel
sera écartée du pouvoir. » Elle resta silencieuse.
Comme toutes les femmes de Phénicie, elle était fière de sa princesse. Quand
ils arriveraient à destination, elle tenterait de le convaincre de changer
d’avis. « Ce sera un long voyage et
nous n’aurons pas de repos jusqu’à ce que j’aie fait ce qu’Il m’a demandé, dit
Élie, comme s’il devinait sa pensée. Cependant, ton amour sera mon soutien, et
aux moments où je serai fatigué des batailles en Son nom, je pourrai me reposer
entre tes bras. » L’enfant s’approcha, un
petit sac sur l’épaule. Élie le prit et dit à la femme : « L’heure est venue. Quand tu
traverseras les rues d’Akbar, grave en toi le souvenir de chaque maison, de
chaque bruit. Parce que tu ne la reverras jamais. – Je suis née à Akbar,
dit-elle. Et la cité restera toujours dans mon cœur. » L’enfant entendit, et il se
promit que jamais il n’oublierait les paroles de sa mère. Si un jour il pouvait
revenir, il verrait la cité comme s’il voyait son visage. IL FAISAIT NUIT LORSQUE LE PRÊTRE ARRIVA AU PIED DE la Cinquième Montagne. Il tenait dans la main
droite un bâton et portait un sac dans la gauche. Il sortit du sac l’huile
sacrée et s’en frotta le front et les poignets. Puis, avec le bâton, il dessina
sur le sable le taureau et la panthère, symboles du dieu de la Tempête et de la
Grande Déesse. Il récita les prières rituelles ; enfin il leva ses bras écartés
vers le ciel pour recevoir la révélation divine. Les dieux se taisaient. Ils
avaient dit tout ce qu’ils avaient à dire et maintenant ils n’exigeaient plus
que l’accomplissement des rituels. Les prophètes avaient disparu partout dans le
monde –sauf en Israël, un pays arriéré, superstitieux, où l’on croyait encore
que les hommes peuvent communiquer avec les créateurs de l’Univers. Il se rappela que, deux
générations auparavant, Tyr et Sidon avaient fait du négoce avec un roi de
Jérusalem appelé Salomon. Il faisait construire un grand temple et voulait
l’orner de ce que le monde offrait de meilleur ; aussi avait-il fait acheter
des cèdres de la Phénicie, qu’on appelait Liban. Le roi de Tyr avait fourni le
matériau nécessaire et reçu en échange vingt cités de Galilée, mais celles-ci
ne lui avaient pas plu. Salomon, alors, l’avait aidé à construire ses premiers
navires, et désormais la Phénicie possédait la plus grande flotte commerciale
du monde. À cette époque, Israël
était encore une grande nation – bien qu’elle rendît un culte à un dieu unique,
dont on ne connaissait même pas le nom et qu’on appelait seulement le «
Seigneur ». Une princesse de Sidon avait réussi à faire revenir Salomon à la
foi authentique, et il avait édifié un autel aux dieux de la Cinquième
Montagne. Les Israélites persistaient à affirmer que le « Seigneur» avait puni
le plus sage de leurs rois en faisant en sorte que les guerres l’éloignent du
pouvoir. Mais Jéroboam, qui régna
après lui, poursuivit le culte que Salomon avait initié. Il fit faire deux
veaux d’or que le peuple d’Israël adorait. C’est alors que les prophètes
entrèrent en scène et entreprirent une lutte sans trêve contre le souverain. Jézabel avait raison : la
seule manière de maintenir vivante la foi authentique était de tuer les
prophètes. Cette femme douce, élevée dans la tolérance et l’horreur de la
guerre, savait qu’il y a un moment où la violence est la seule issue. Le sang
qui lui salissait maintenant les mains serait pardonné par les dieux qu’elle servait. « Bientôt, moi aussi
j’aurai du sang sur les mains, dit le prêtre à la montagne silencieuse devant
lui. De même que les prophètes sont la malédiction d’Israël, l’écriture est la
malédiction de la Phénicie. Elle peut comme eux causer un mal irrémédiable et
il faut les arrêter tant que c’est encore possible. Le dieu du Temps ne peut
pas nous abandonner maintenant. » Il était inquiet de ce qui
s’était produit le matin ; l’armée ennemie n’avait pas attaqué. Par le passé,
le dieu du Temps s’était déjà détourné de la Phénicie, irrité contre ses
habitants. En conséquence, le feu des lampes s’était éteint, les brebis et les
vaches avaient délaissé leurs petits, le blé et l’orge étaient restés verts. Le
dieu Soleil avait envoyé à sa recherche des personnages importants – l’aigle et
le dieu de la Tempête – mais en vain. Finalement, la Grande Déesse dépêcha une
abeille, qui le découvrit endormi dans un bois et le piqua. Il se réveilla,
furieux, et se mit à tout détruire autour de lui. Il fallut s’en emparer et extraire
de son âme la haine qui s’y trouvait, puis tout redevint normal. S’il décidait de se retirer
de nouveau, la bataille n’aurait pas lieu. Les Assyriens resteraient à tout
jamais à l’entrée de la vallée, et Akbar continuerait d’exister. « Le courage est la peur
qui fait ses prières, dit-il. C’est pour cela que je suis ici ; parce que je ne
peux pas fléchir au moment du combat. Je dois montrer aux guerriers d’Akbar
qu’il y a une raison de défendre la cité. Ce n’est pas le puits, ce n’est pas
le marché, ce n’est pas le palais du gouverneur. Nous allons affronter l’armée assyrienne parce que nous devons
donner l’exemple. » La victoire des Assyriens
mettrait fin à tout jamais à la menace de l’alphabet. Les conquérants
imposeraient leur langue et leurs coutumes, tout en continuant d’adorer les
mêmes dieux sur la Cinquième Montagne ; voilà ce qui importait. « Plus tard, nos
navigateurs emporteront dans d’autres pays les exploits de nos guerriers. Les
prêtres se rappelleront leurs noms et le jour où Akbar tenta de résister à
l’invasion assyrienne. Les peintres dessineront des caractères égyptiens sur
les papyrus, les écrits de Byblos seront morts. Les textes sacrés resteront au
seul pouvoir de ceux qui sont nés pour les apprendre. Alors, les générations
futures tenteront d’imiter ce que nous avons fait et nous construirons un monde
meilleur. « Mais aujourd’hui,
poursuivit-il, nous devons perdre cette bataille. Nous lutterons avec bravoure,
mais nous sommes en situation d’infériorité; et nous mourrons glorieusement. » À ce moment le prêtre
écouta la nuit et comprit qu’il avait raison. Ce silence précédait l’instant
d’un combat décisif, mais les habitants d’Akbar l’interprétaient de manière
erronée ; ils avaient abaissé leurs lances et se divertissaient au lieu de monter
la garde. Ils ne prêtaient pas attention à l’exemple de la nature : les animaux
sont silencieux à l’approche du danger. « Que s’accomplissent les
desseins des dieux. Que les cieux ne tombent pas sur la terre, car nous avons
fait tout ce qu’il fallait et nous avons obéi à la tradition », ajouta-t-il. ÉLIE, LA FEMME ET L’ENFANT MARCHAIENT SUR LE chemin qui menait vers Israël; il n’était pas
nécessaire de passer par le campement assyrien, situé au sud. La pleine lune
facilitait leur progression mais, en même temps, elle projetait des ombres
étranges et des formes sinistres sur les rochers et les chemins pierreux de la
vallée. Du fond de l’obscurité
surgit l’ange du Seigneur. Il tenait une épée de feu dans la main droite. « Où vas-tu ? demanda-t-il. – En Israël, répondit Élie. – Le Seigneur t’a appelé ? – Je connais déjà le
miracle que Dieu attend de moi. Et maintenant je sais où je dois le réaliser. – Le Seigneur t’a appelé ?
» Répéta l’ange. Élie resta silencieux. « Le Seigneur t’a appelé ?
reprit l’ange pour la troisième fois. – Non. – Alors retourne d’où tu
viens, car tu n’as pas encore accompli ton destin. Le Seigneur ne t’a pas
encore appelé. – Laisse-les au moins
partir, ils n’ont rien à faire ici », implora Élie. Mais l’ange n’était déjà
plus là. Élie jeta par terre le sac qu’il portait. Il s’assit au milieu de la
route et pleura amèrement. « Que s’est-il passé ?
Demandèrent la femme et l’enfant, qui n’avaient rien vu. – Nous allons retourner,
dit-il. Ainsi le veut le Seigneur. » * Il ne réussit pas à dormir.
Il se réveilla en pleine nuit et sentit une tension dans l’air autour de lui;
un vent méchant soufflait dans les rues, semant la peur et la méfiance. « Dans l’amour d’une femme
j’ai découvert l’amour pour toutes les créatures, priait-il en silence. J’ai
besoin d’elle. Je sais que le Seigneur n’oubliera pas que je suis un de Ses
instruments, peut-être le plus faible qu’Il ait choisi. Aide-moi, Seigneur, car
je dois me reposer tranquille au milieu des batailles. » Il se rappela le
commentaire du gouverneur sur l’inutilité de la peur. Malgré cela, il ne
pouvait trouver le sommeil. « J’ai besoin d’énergie et de calme ; donne-moi le
repos tant que c’est possible.» Il songea à appeler son
ange, pour converser un peu avec lui ; mais il risquait d’entendre des choses
qu’il ne désirait pas et il changea d’avis. Pour se détendre, il descendit dans
la salle ; les sacs que la femme avait préparés pour leur fuite n’étaient même
pas défaits. Il pensa aller jusqu’à la chambre de celle-ci. Il se rappela que
le Seigneur avait dit à Moïse avant une bataille : « L’homme qui aime
une femme et ne l’a pas encore reçue, qu’il retourne chez elle, afin que, s’il
meurt dans la lutte, ce ne soit pas un autre homme qui la reçoive. » Ils n’avaient pas encore
cohabité. Mais la nuit avait été épuisante et ce n’était pas le moment. Il décida de vider les sacs
et de ranger chaque chose à sa place. Il découvrit qu’elle avait emporté avec
elle, outre les quelques vêtements qu’elle possédait, les instruments dont elle
se servait pour dessiner les caractères de Byblos. Il prit un stylet, mouilla
une tablette d’argile et commença à griffonner quelques lettres ; il avait
appris à écrire en regardant la femme travailler. « Que c’est simple et
ingénieux ! » pensa-t-il, en essayant de distraire son esprit. Souvent, quand
il allait au puits chercher de l’eau, il écoutait les commentaires des femmes :
« Les Grecs ont volé notre plus importante invention. » Élie savait que ce
n’était pas exact : l’adaptation qu’ils en avaient faite, en introduisant les
voyelles, avait transformé l’alphabet en un instrument que les peuples de
toutes les nations pourraient utiliser. De surcroît, ils avaient donné à leurs
collections de parchemins le nom de biblia, en hommage à la cité où était née cette
invention. Les livres grecs étaient
rédigés sur des peaux d’animaux. C’était un support bien fragile pour conserver
les mots, pensait Élie ; le cuir était moins résistant que les tablettes
d’argile, et facile à voler. Quant aux papyrus, ils s’abîmaient au bout d’un
certain temps de manipulation, et pouvaient être détruits par l’eau. « Les
parchemins et les papyrus sont périssables ; seules les tablettes d’argile sont
destinées à durer toujours », songea-t-il. Si Akbar survivait, il recommanderait
au gouverneur de faire consigner l’histoire de son pays et de conserver les
tablettes d’argile dans une salle spéciale, afin que les générations futures
puissent les consulter. Si jamais les prêtres
phéniciens – qui gardaient en mémoire l’histoire de leur peuple –
venaient à disparaître un jour, les faits des guerriers et des poètes ne
tomberaient pas dans l’oubli. Il joua ainsi un moment,
dessinant les mêmes lettres dans un ordre différent et formant des mots
distincts. Il fut émerveillé du résultat. Cette occupation le détendit et il
retourna se coucher. * Un grand fracas le réveilla
peu après ; la porte de sa chambre fut projetée par terre. « Ce n’est pas un rêve. Ce
ne sont pas les armées du Seigneur au combat. » Des ombres surgissaient de
toute part, poussant des cris de déments dans une langue qu’il ne comprenait
pas. « Les Assyriens. » D’autres portes tombaient,
des murs étaient abattus sous de puissants coups de masse, les hurlements des
envahisseurs se mêlaient aux appels au secours qui montaient de la place. Il
tenta de se lever, mais une ombre le renversa à terre. Un bruit sourd secoua
l’étage au-dessous. « Le feu, pensa Élie. Ils
ont mis le feu à la maison.» « C’est toi ! s’exclama
quelqu’un en phénicien. Tu es le chef ! Caché comme un lâche dans la maison d’une femme. » Élie regarda le visage de
celui qui venait de parler ; les flammes illuminaient la pièce, et il put voir
un homme avec une longue barbe, en uniforme militaire. Oui, les Assyriens
étaient arrivés. « Vous avez attaqué de nuit
? » demanda-t-il, désorienté. Mais l’homme ne répondit
pas. Élie vit l’éclat des épées sorties de leur fourreau et un guerrier le
blessa au bras droit. Il ferma les yeux ; toute
sa vie défila devant lui en une fraction de seconde. Il retourna jouer dans les
rues de la cité où il était né, il se rendit pour la première fois à Jérusalem,
il sentit l’odeur du bois coupé dans la charpenterie, il fut de nouveau ébloui
par l’étendue de la mer et les vêtements que l’on portait dans les cités
prospères de la côte. Il se revit parcourant les vallées et les montagnes de la
Terre promise, il se rappela qu’il avait connu Jézabel, elle semblait encore
une petite fille et elle enchantait tous ceux qui l’approchaient. Il assista de
nouveau au massacre des prophètes et entendit la voix du Seigneur qui lui
ordonnait de se rendre au désert. Il revit les yeux de la femme qui l’attendait
à l’entrée de Sarepta – que ses habitants appelaient Akbar – et comprit qu’il
l’avait aimée dès le premier instant. Il gravit encore la Cinquième Montagne,
ressuscita un enfant et fut accueilli par le peuple comme un sage et un juste.
Il regarda le ciel où les constellations se mouvaient rapidement, s’émerveilla
de la lune qui montrait ses quatre phases en même temps, sentit le froid, le
chaud, l’automne et le printemps, éprouva encore une fois la pluie et l’éclair
de la foudre. Les nuages prirent mille formes différentes et les eaux des
rivières coulèrent pour la seconde fois dans le même lit. Il revécut le jour où
il avait vu s’installer la première tente assyrienne, puis la deuxième, et
d’autres encore, de plus en plus nombreuses, les anges qui allaient et
venaient, l’épée de feu sur le chemin d’Israël, les nuits d’insomnie, les
dessins sur les tablettes, et... Il était revenu au présent.
Il pensa à ce qui se passait à l’étage au-dessous, il fallait à tout prix
sauver la veuve et son fils. « Au feu ! dit-il aux
soldats ennemis. La maison prend feu ! » Il n’avait pas peur ; son
seul souci était pour la veuve et son fils. Quelqu’un lui poussa la tête contre
le sol, et il sentit le goût de la terre dans sa bouche. Il l’embrassa, lui dit
combien il l’aimait et expliqua qu’il avait fait son possible pour empêcher
cela. Il voulut se libérer de ses assaillants, mais quelqu’un lui maintenait un
pied sur la poitrine. « Elle a dû s’enfuir,
pensa-t-il. Ils ne feraient pas de mal à une femme sans défense. » Un calme profond envahit
son cœur. Peut-être le Seigneur s’était-il rendu compte qu’il n’était pas
l’homme de la situation et avait-Il découvert un autre prophète pour sauver
Israël du péché. La mort était enfin venue, comme il l’espérait, par le
martyre. Il accepta son destin et attendit le coup fatal. Quelques secondes passèrent
; les guerriers continuaient à vociférer, le sang jaillissait de sa blessure,
mais le coup mortel ne venait pas. « Je vous en prie, tuez-moi
vite ! » cria-t-il, convaincu qu’au moins l’un d’eux parlait sa langue. Personne ne prêta attention
à ses paroles. Ils discutaient vivement, comme si une erreur avait été commise.
Des soldats se mirent à le frapper et, pour la première fois, Élie constata que
l’instinct de survie revenait. Il en fut paniqué. « Je ne peux pas désirer la
vie plus longtemps, pensa-t-il, désespéré. Parce que je ne sortirai pas vivant
de cette pièce. » Mais rien ne se passait. Le
monde paraissait s’éterniser dans cette confusion de cris, de bruits et de
poussière. Le Seigneur avait peut-être agi comme Il l’avait fait avec Josué,
arrêtant le temps en plein milieu du combat. C’est alors qu’il entendit les
cris de la femme en dessous. Dans un effort surhumain, il parvint à repousser
un garde et à se lever, mais il fut aussitôt rejeté à terre. Un soldat lui
frappa la tête et il s’évanouit. * Quelques minutes plus tard,
il recouvra ses esprits. Les Assyriens l’avaient traîné dans la rue. Encore étourdi, il leva la
tête : toutes les maisons du quartier étaient en flammes. «Une femme innocente et
sans défense est prisonnière là-dedans! Sauvez-la!» Cris, course, confusion de
toutes parts. Il tenta de se redresser mais on le renversa de nouveau. « Seigneur, Tu peux faire
ce que Tu veux de moi, parce que j’ai consacré ma vie et ma mort à Ta cause,
pria Élie. Mais sauve celle qui m’a accueilli!» Quelqu’un le tira par le
bras. « Viens voir, dit
l’officier assyrien qui connaissait sa langue. Tu l’as bien mérité. » Deux gardes le saisirent et
le poussèrent vers la porte. La maison était dévorée par les flammes et le feu
illuminait tout alentour. Des cris montaient de tous côtés : un enfant en
pleurs, des vieux implorant pardon, des femmes désespérées qui cherchaient
leurs enfants. Mais il n’entendait que les appels au secours de celle qui
l’avait accueilli. « Que se passe-t-il ? Il y
a une femme et un enfant là-dedans ! Pourquoi leur faites-vous cela ? – Elle a tenté de cacher le
gouverneur d’Akbar. – Je ne suis pas le
gouverneur d’Akbar! Vous commettez une terrible erreur!» L’officier assyrien le
poussa sur le seuil. Le toit s’était effondré dans l’incendie, et la femme
était à demi ensevelie sous les ruines. Élie n’apercevait que son bras qui
s’agitait désespérément. Elle appelait au secours, suppliant qu’on ne la
laissât pas brûler vive. « Pourquoi m’épargner et
lui faire cela ? implora-t-il. – Nous ne t’épargnons pas,
nous voulons que tu souffres le plus possible. Notre général est mort lapidé et
sans honneur, devant les murailles de la cité. Il venait chercher la vie et il
a été condamné à mort. Tu vas connaître le même destin.» Élie luttait désespérément
pour se libérer. Les gardes l’emmenèrent. Ils parcoururent les rues d’Akbar
dans une chaleur infernale – les soldats ruisselaient de sueur, et certains
semblaient choqués par la scène qu’ils venaient de voir. Élie se débattait et
implorait les cieux à grands cris, mais les Assyriens, comme le Seigneur,
étaient muets. Ils allèrent jusqu’au
centre de la place. La plupart des édifices de la cité étaient en feu, et le
grondement de l’incendie se mêlait aux cris des habitants d’Akbar. « Heureusement, il y a la
mort. » Combien de fois avait-il
pensé cela, depuis ce jour dans l’étable ! Des cadavres – des
guerriers d’Akbar, pour la plupart sans uniforme – jonchaient le sol. Des gens
couraient dans toutes les directions, ne sachant où ils allaient, ne sachant ce
qu’ils cherchaient, poussés par la nécessité de faire semblant d’agir, et de
lutter contre la mort et la destruction. « Où courent-ils ainsi ?
Pensait-il. Ne voient-ils pas que la cité est aux mains de l’ennemi et qu’ils
n’ont nulle part où fuir ? » Tout s’était passé très vite. Les Assyriens
avaient profité de leur énorme avantage numérique, et ils avaient réussi à
épargner le combat à leurs guerriers. Les soldats d’Akbar avaient été
exterminés presque sans lutter. Au centre de la place, on
fit mettre Élie à genoux et on lui attacha les mains. Il n’entendait plus les
cris de la femme ; peut-être était-elle morte rapidement, sans connaître la
lente torture d’être brûlée vive. Elle était dans les bras du Seigneur. Et elle
tenait son fils contre elle. Un autre groupe de soldats
assyriens amenait un prisonnier dont le visage était défiguré par les coups.
Élie reconnut pourtant le commandant. « Vive Akbar ! criait-il.
Longue vie à la Phénicie et à ses guerriers qui se battent contre l’ennemi
durant le jour ! Mort aux lâches qui attaquent dans l’obscurité ! » Le commandant eut à peine
le temps de terminer sa phrase, l’épée d’un général assyrien s’abattit et sa
tête roula à terre. « Cette fois c’est mon
tour, se dit Élie. Je la retrouverai au Paradis, et nous nous promènerons main
dans la main. » * C’est alors qu’un homme
s’approcha et se mit à discuter avec les officiers. C’était un habitant
d’Akbar, un habitué des réunions sur la place. Élie se souvenait qu’il l’avait
aidé à résoudre un grave problème avec un voisin. Les Assyriens discutaient
de plus en plus fort, et le montraient du doigt. L’homme s’agenouilla, baisa
les pieds de l’un d’entre eux, tendit les mains en direction de la Cinquième
Montagne et pleura comme un enfant. La fureur des Assyriens sembla diminuer. La conversation paraissait
interminable. L’homme implorait et ne cessait de pleurer, désignant Élie et la
maison où vivait le gouverneur. Les soldats ne semblaient pas satisfaits. Finalement, l’officier qui
parlait sa langue s’approcha : « Notre espion, dit-il en
montrant l’homme, affirme que nous nous trompons. C’est lui qui nous a donné
les plans de la cité, et nous pouvons lui faire confiance. Tu n’es pas celui
que nous voulions tuer. » Il poussa Élie du pied et
ce dernier tomba à terre. « Il prétend que tu vas
partir en Israël pour renverser la princesse qui a usurpé le trône. C’est vrai
? » Élie ne répondit pas. « Dis-moi si c’est vrai,
insista l’officier. Et tu pourras t’en aller et retourner chez toi, à temps
pour sauver cette femme et son fils. – Oui, c’est la vérité. Peut-être le Seigneur l’avait-il
entendu et l’aiderai-t-il à les sauver. « Nous pourrions t’emmener
en captivité à Tyr et à Sidon, poursuivit l’officier. Mais nous avons encore
beaucoup de batailles à mener, et tu serais un fardeau. Nous pourrions exiger
une rançon, mais à qui ? Tu es un étranger, même dans ton pays. » De son pied, l’officier lui
écrasa le visage. « Tu n’es d’aucune utilité.
Tu ne sers ni aux ennemis, ni aux amis. Tu es comme ta cité ; ce n’est pas la
peine de laisser une partie de notre armée ici, pour la maintenir sous notre
domination. Quand nous aurons conquis la côte, Akbar sera à nous, de toute
façon. – J’ai une question, dit
Élie. Une seule question.» L’officier le regarda,
méfiant. « Pourquoi avez-vous
attaqué de nuit ? Ne savez-vous pas que les guerres se font durant le jour ? – Nous n’avons pas
transgressé la loi. Aucune tradition ne l’interdit, répliqua l’officier. Et
nous avons largement eu le temps de reconnaître le terrain. Vous vous souciez
tellement de respecter les coutumes que vous avez oublié que les temps
changent. » Sans plus un mot, le groupe
le laissa. L’espion s’approcha et lui détacha les mains. « Je me suis promis qu’un
jour je te rendrais ta générosité ; j’ai tenu parole. Quand les Assyriens sont
entrés dans le palais, un serviteur les a informés que celui qu’ils cherchaient
s’était réfugié dans la maison de la veuve. Le temps qu’ils aillent jusque-là,
le véritable gouverneur avait réussi à s’enfuir. » Élie ne l’écoutait pas. Le feu
crépitait de toute part, et les cris s’élevaient toujours. Au milieu de la confusion,
on pouvait remarquer qu’un groupe maintenait la discipline; obéissant à un
ordre invisible, les Assyriens se retiraient en silence. La bataille d’Akbar était
terminée. * « Elle est morte, se
dit-il. Je ne veux pas y retourner, elle est déjà morte. Ou bien un miracle l’a
sauvée, et elle viendra me retrouver. » Son cœur, cependant, lui
commandait de se lever et d’aller jusqu’à la maison où ils habitaient. Élie
luttait contre lui-même; ce n’était pas seulement l’amour d’une femme qui était
en jeu à ce moment-là, mais toute sa vie, sa foi dans les desseins du Seigneur,
le départ de sa cité natale, l’idée qu’il avait une mission et qu’il était
capable de l’accomplir. Il regarda autour de lui,
cherchant une épée pour mettre fin à ses jours, mais les Assyriens avaient
emporté toutes les armes d’Akbar. Il pensa se jeter dans les flammes, mais il
eut peur de la douleur. Il resta quelques instants
complètement figé. Peu à peu, il retrouva son discernement et put réfléchir à
la situation dans laquelle il se trouvait. La femme et son fils avaient sans
doute déjà quitté cette terre, mais il devait les enterrer selon la coutume.
Œuvrer pour le Seigneur – qu’Il existât ou non – était son seul réconfort en ce
moment. Une fois son devoir religieux accompli, il se laisserait aller à la
souffrance et au doute. En outre, il restait une
possibilité qu’ils fussent encore en vie. Il ne pouvait pas rester là sans rien
faire. « Je ne veux pas les voir
le visage brûlé, la peau détachée de la chair. Leurs âmes se promènent
librement dans les cieux. » Pourtant, il se dirigea
vers la maison en suffoquant, aveuglé par la fumée qui l’empêchait de
distinguer le chemin. Il put constater peu à peu la situation dans la cité.
Bien que les ennemis se fussent déjà retirés, la panique augmentait d’une
manière effrayante. Les gens continuaient à errer sans but, pleurant, réclamant
aux dieux leurs morts. Alors qu’il cherchait
quelqu’un pour lui demander de l’aide, il ne vit qu’un homme à l’air égaré, en
état de choc. « Mieux vaut y aller
directement et ne plus demander d’aide. » Il connaissait Akbar aussi bien que
sa ville natale et il réussit à s’orienter, même s’il ne reconnaissait pas la
plupart des lieux où il passait d’habitude. Les cris qu’il entendait étaient
maintenant plus cohérents. Le peuple commençait à comprendre qu’une tragédie
avait eu lieu et qu’il fallait réagir. « Il y a un blessé ici ! – Nous avons encore besoin
d’eau ! Nous n’allons pas pouvoir maîtriser le feu ! – Aidez-moi ! Mon mari est
enfermé à l’intérieur! » Il atteignit l’endroit où,
des mois plus tôt, il avait été reçu et hébergé comme un ami. Une vieille était
assise au milieu de la rue, non loin de la maison, complètement nue. Élie voulut
lui venir en aide, mais elle le repoussa : « Elle est en train de
mourir, s’écria la vieille. Fais quelque chose ! Ôte ce mur qui l’écrase ! » Et elle se mit à pousser
des cris hystériques. Élie l’attrapa par les bras et la repoussa, car ses
hurlements l’empêchaient d’entendre les gémissements de la femme. Autour de lui
tout n’était que désolation – toit et murs s’étant effondrés, il lui était
difficile de savoir où exactement il l’avait aperçue pour la dernière fois. Les
flammes avaient diminué mais la chaleur était encore insupportable ; il
franchit les décombres qui couvraient le sol et gagna l’endroit où auparavant
se trouvait la chambre de la femme. Malgré la confusion
au-dehors, il put distinguer un gémissement. C’était sa voix. Instinctivement, il secoua
la poussière de ses vêtements, comme pour arranger son apparence. Il resta
silencieux, cherchant à se concentrer. Il entendait le crépitement du feu, les
appels au secours de gens enterrés dans les maisons voisines – et il avait
envie de leur dire de se taire, car il avait besoin de savoir où se trouvaient
la femme et son fils. Très longtemps après, il entendit de nouveau du bruit;
quelqu’un grattait le bois qui se trouvait sous ses pieds. Il s’agenouilla et commença
à creuser comme un fou. Il retourna la terre, les pierres et le bois.
Finalement, sa main toucha quelque chose de chaud : c’était du sang. « Ne meurs pas, je t’en
prie, supplia-t-il. – Laisse les débris sur moi, dit la voix. Je ne veux pas que tu
voies mon visage. Va secourir mon fils. » Il continua à creuser, et
la voix répéta : « Va chercher le corps de
mon fils. S’il te plaît, fais ce que je te demande. » Élie laissa sa tête
retomber sur sa poitrine et se mit à pleurer tout bas. « J’ignore où il est enseveli.
Je t’en prie, ne t’en va pas ; je voudrais tant que tu restes avec moi. J’ai
besoin que tu m’apprennes à aimer, mon cœur est prêt. – Avant ton arrivée, j’ai
désiré la mort pendant des années. Elle a dû m’entendre et elle est venue me
chercher. » Elle poussa un gémissement.
Élie se mordit les lèvres en silence. Quelqu’un lui toucha l’épaule. Effrayé, il se retourna et
vit le gamin. Il était couvert de poussière et de suie, mais il ne semblait pas
blessé. « Où est ma mère ?
demanda-t-il. – Je suis là, mon fils,
répondit la voix de sous les ruines. Tu es blessé ? » L’enfant se mit à pleurer.
Élie le prit dans ses bras. « Tu pleures, mon fils,
reprit la voix, plus faiblement. Cesse de pleurer. Ta mère a mis si longtemps à
comprendre que la vie a un sens ; j’espère avoir réussi à t’enseigner cela.
Dans quel état est la cité où tu es né ? » Élie et l’enfant étaient
calmes, serrés l’un contre l’autre. « Elle va bien, mentit
Élie. Des guerriers sont morts, mais les Assyriens se sont retirés. Ils
cherchaient le gouverneur pour venger la mort d’un de leurs généraux. » De nouveau le silence. Et
de nouveau la voix, de plus en plus faible. « Dis-moi que ma cité est
sauve. » Élie devina qu’elle allait
passer d’un instant à l’autre. « La cité est intacte. Et
ton fils va bien. – Et toi ? – J’ai survécu. » Il savait que, par ses
mots, il libérait son âme et lui permettait de mourir en paix. « Dis à mon fils de se mettre à genoux, reprit la femme au bout
d’un certain temps. Et je veux que tu me fasses un serment, au nom du Seigneur
ton Dieu. – Ce que tu voudras. Tout
ce que tu voudras. – Un jour, tu m’as dit que
le Seigneur était partout, et je l’ai cru. Tu as dit que les âmes n’allaient
pas en haut de la Cinquième Montagne, et je l’ai cru aussi. Mais tu ne m’as pas
expliqué où elles allaient. « Voici le serment que je
te demande : vous n’allez pas me pleurer, et vous veillerez l’un sur l’autre –
jusqu’à ce que le Seigneur permette à chacun de suivre sa route. À partir de
maintenant, mon âme se mêle à tout ce que j’ai connu sur cette terre : je suis
la vallée, les montagnes tout autour, la cité, les gens qui marchent dans ses
rues. Je suis ses blessés et ses mendiants, ses soldats, ses prêtres, ses
commerçants, ses nobles. Je suis le sol que tu foules, et le puits qui étanche
la soif de tous. Ne pleurez pas pour moi, car vous n’avez pas de raison d’être
tristes. Désormais, je suis Akbar, et la cité est belle. » Vint le silence de la mort,
et le vent cessa de souffler. Élie n’entendait pas les cris au-dehors, ni les
flammes qui craquaient dans les maisons voisines ; il n’entendait que le
silence, presque palpable tant il était intense. Alors Élie éloigna
l’enfant, déchira ses vêtements et, se tournant vers les cieux, il hurla à
pleins poumons : « Seigneur mon Dieu ! Pour
Toi j’ai quitté Israël, et je n’ai pu T’offrir mon sang comme l’ont fait les
prophètes restés là-bas. Mes amis m’ont traité de lâche, et mes ennemis, de
traître. « Pour Toi, je n’ai mangé
que ce que les corbeaux m’apportaient, et j’ai traversé le désert jusqu’à
Sarepta, que ses habitants appellent Akbar. Guidé par Tes mains, j’ai rencontré
une femme ; guidé par Toi, mon cœur a appris à l’aimer. Mais à aucun moment je
n’ai oublié ma vraie mission ; tous les jours que j’ai passés ici, j’ai
toujours été prêt à partir. « La belle Akbar n’est plus
que ruines, et la femme que Tu m’as confiée gît au-dessous. En quoi ai-je
péché, Seigneur ? À quel moment me suis-je éloigné de ce que Tu désirais de moi
? Si Tu n’étais pas content de moi, pourquoi ne m’as-tu pas enlevé à ce monde ?
Au contraire, Tu as causé encore une fois le malheur de ceux qui m’avaient aidé
et aimé. « Je ne comprends pas Tes
desseins. Je ne vois pas de justice dans Tes actes. Je ne suis pas capable de
supporter la souffrance que tu m’as imposée. Éloigne-Toi de ma vie, car moi
aussi je suis ruines, feu et poussière. » Au milieu du feu et de la
désolation, Élie vit la lumière. Et l’ange du Seigneur apparut. « Que viens-tu faire ici ?
demanda Élie. Ne vois-tu pas qu’il est trop tard ? – Je suis venu te dire
qu’une fois encore le Seigneur a entendu ta prière, et ce que tu demandes te
sera accordé. Tu n’écouteras plus ton ange et je ne reviendrai pas te voir tant
que tes jours d’épreuves ne seront pas accomplis. » * Élie prit l’enfant par la
main et ils se mirent à marcher sans but. La fumée, jusque-là dispersée par le
vent, se concentrait maintenant dans les rues, rendant l’air irrespirable. «
C’est peut-être un rêve, pensa-t-il. C’est peut-être un cauchemar.» « Tu as menti à ma mère,
dit l’enfant. La cité est détruite. – Quelle importance ? Si
elle ne voyait pas ce qui se passait autour d’elle, pourquoi ne pas la laisser
mourir heureuse ? – Parce qu’elle a eu
confiance en toi, et elle a dit qu’elle était Akbar. » Il se blessa le pied dans
les débris de verre et de céramique répandus sur le sol; la douleur lui prouva
qu’il n’était pas dans un rêve, que tout, autour de lui, était terriblement
réel. Ils parvinrent à gagner la place où – voilà combien de temps ? – le
peuple se réunissait et où il aidait les gens à résoudre leurs querelles ; le
ciel était doré de la lumière des incendies. « Je ne veux pas que ma
mère soit ce que je vois, insista l’enfant. Tu lui as menti. » Le gamin parvenait à tenir
son serment ; pas une larme ne coulait sur son visage. « Que puis-je faire ? » se
demanda Élie. Son pied saignait, et il décida de se concentrer sur la douleur ;
elle l’éloignerait du désespoir. Il regarda la coupure que
l’épée de l’Assyrien avait faite sur son corps ; elle n’était pas aussi
profonde qu’il avait imaginé. Il s’assit avec l’enfant à l’endroit même où il
avait été attaché par les ennemis et sauvé par un traître. Les gens ne
couraient plus ; ils marchaient lentement au milieu de la fumée, de la
poussière et des ruines, tels des morts vivants. On aurait dit des âmes
oubliées par les cieux, désormais condamnées à errer éternellement sur la
terre. Rien n’avait de sens. Quelques-uns réagissaient ;
on continuait d’entendre les voix de femmes et les ordres contradictoires de
soldats qui avaient survécu au massacre. Mais ils étaient peu nombreux et
n’obtenaient aucun résultat. Le grand prêtre avait dit
une fois que le monde était le rêve collectif des dieux. Et si, au fond, il
avait raison ? Pourrait-il maintenant aider les dieux à se réveiller de ce
cauchemar et les endormir de nouveau avec un rêve plus doux ? Quand il avait
des visions nocturnes, il se réveillait toujours et se rendormait ; pourquoi la
même chose n’arriverait-elle pas aux créateurs de l’univers ? Il butait sur les morts.
Aucun d’eux n’avait plus à se soucier des impôts à payer, des Assyriens qui
campaient dans la vallée, des rituels religieux ou de l’existence d’un prophète
errant qui, un jour peut-être, leur avait adressé la parole. « Je ne peux pas rester
ici. L’héritage qu’elle m’a laissé est cet enfant, et j’en serai digne, même si
c’est la dernière chose que je ferai sur cette terre. » Péniblement, il se leva,
reprit le garçon par la main, et ils se remirent en marche. Des gens pillaient
les magasins et les boutiques qui avaient été saccagés. Pour la première fois,
Élie tenta de réagir aux événements et leur demanda de ne pas agir ainsi. Mais ils le bousculaient en
disant : « Nous mangeons les restes de ce que le gouverneur a dévoré tout seul.
Laisse-nous donc. » Élie n’avait pas la force
de discuter ; il emmena l’enfant hors de la cité et ils avancèrent dans la
vallée. Les anges ne reviendraient pas avec leurs épées de feu. « La pleine lune. » Loin de la fumée et de la
poussière, le clair de lune illuminait la nuit. Quelques heures plus tôt,
lorsque Élie avait tenté de quitter la cité en direction de Jérusalem, il avait
trouvé son chemin sans difficulté ; la même chose était arrivée aux Assyriens. L’enfant trébucha sur un corps
et poussa un cri. C’était celui du grand prêtre ; il avait les bras et les
jambes mutilés mais il était encore vivant et gardait les yeux fixés sur le
sommet de la Cinquième Montagne. « Tu vois, les dieux
phéniciens ont remporté la bataille céleste », dit-il avec difficulté mais
d’une voix calme. Le sang coulait de sa bouche. « Laisse-moi mettre fin à
ta souffrance, répondit Élie. – La douleur ne signifie
rien auprès de la joie d’avoir accompli mon devoir. – Ton devoir était-il de
détruire une cité d’hommes justes ? – Une cité ne meurt pas ;
seuls meurent ses habitants et les idées qu’ils portaient avec eux. Un jour,
d’autres viendront à Akbar, ils boiront son eau, et la pierre de son fondateur
sera polie et gardée par de nouveaux prêtres. Va-t’en, ma douleur prendra fin
bientôt, tandis que ton désespoir durera le reste de ta vie. » Le corps mutilé respirait
avec difficulté, et Élie le laissa. À cet instant, un groupe de gens – hommes,
femmes et enfants – accourut vers lui et l’entoura. « C’est toi ! Criaient-ils.
Tu as déshonoré ton pays, et tu as apporté la malédiction sur notre cité ! – Que les dieux en soient
témoins ! Qu’ils sachent qui est le coupable ! » Les hommes le bousculaient
et le secouaient par les épaules. L’enfant se protégea de ses mains et
disparut. Les gens frappaient Élie au visage, sur la poitrine, dans le dos,
mais lui ne pensait qu’à l’enfant ; il n’avait même pas réussi à le garder près
de lui. La correction ne dura pas
très longtemps ; peut-être étaient-ils tous fatigués de tant de violence. Élie
tomba à terre. « Va-t’en d’ici ! Lança
quelqu’un. Tu as rétribué notre amour de ta haine ! » Le groupe s’éloigna. Il
n’avait pas la force de se relever. Quand il parvint à se remettre de la honte
éprouvée, il n’était plus le même homme. Il ne voulait ni mourir, ni continuer
à vivre. Il ne voulait rien : il n’avait ni amour, ni haine, ni foi. * Il fut réveillé par le
contact d’une main sur son visage. Il faisait encore nuit mais la lune n’était
plus dans le ciel. « J’ai promis à ma mère que
je veillerais sur toi, dit le gamin. Mais je ne sais pas quoi faire. – Retourne dans la cité.
Les gens sont bons et quelqu’un t’accueillera. – Tu es blessé. Je dois
soigner ton bras. Peut-être qu’un ange apparaîtra et me dira quoi faire. – Tu es ignorant, tu ne
sais rien de ce qui se passe ! s’écria Élie. Les anges ne reviendront plus,
parce que nous sommes des gens ordinaires, et tout le monde est faible devant
la souffrance. Quand surviennent les tragédies, les gens ordinaires doivent se
débrouiller par leurs propres moyens ! » Il respira profondément et
tenta de se calmer ; cela n’avançait à rien de discuter. « Comment es-tu arrivé
jusqu’ici ? – Je ne suis pas parti. – Alors tu as vu ma honte.
Tu as vu que je n’avais plus rien à faire à Akbar. – Tu m’as dit que toutes
les batailles servaient à quelque chose, même celles que nous perdons. » Il se souvenait de la
promenade au puits, le matin précédent. Mais il lui semblait que des années s’étaient
écoulées depuis, et il avait envie de rétorquer que les belles paroles ne
signifient rien lorsqu’on est confronté à la souffrance; pourtant il préféra ne
pas effrayer le gamin par ces paroles. « Comment as-tu échappé à
l’incendie ? » L’enfant baissa la tête. « Je ne dormais pas.
J’avais décidé de passer la nuit éveillé pour savoir si tu irais retrouver ma
mère dans sa chambre. J’ai vu quand les premiers soldats sont entrés. » Élie se leva et se mit en
marche. Il cherchait le rocher, devant la Cinquième Montagne, où, un
après-midi, il avait assisté au coucher du soleil avec la femme. « Je ne dois pas y aller,
pensa-t-il. Je serai encore plus désespéré. » Mais une force l’attirait
dans cette direction. Une fois arrivé, il pleura amèrement ; comme la cité
d’Akbar, l’endroit était marqué par une pierre – mais il était le seul, dans
toute cette vallée, à en comprendre la signification ; elle ne serait pas
honorée par de nouveaux habitants, ni polie par des couples découvrant le sens
de leur amour. Il prit l’enfant dans ses
bras et s’endormit. « J’AI SOIF ET J’AI FAIM, DIT L’ENFANT À ÉLIE, À PEINE éveillé. – Nous pouvons aller chez
des bergers qui vivent près d’ici. Rien n’a dû leur arriver parce qu’ils
n’habitaient pas à Akbar. – Nous devons restaurer la
cité. Ma mère a dit qu’elle était Akbar. » Quelle cité ? Il n’y avait
plus de palais, ni de marché, ni de murailles. Les gens de bien s’étaient
transformés en brigands, et les jeunes soldats avaient été massacrés. Les anges
ne reviendraient plus – mais c’était le cadet de ses soucis. « Tu trouves que la
destruction, la douleur, les morts de la nuit dernière ont un sens ? Tu penses
qu’il faut anéantir des milliers de vies pour enseigner à quelqu’un ta façon de
voir les choses ? » Le gamin le regarda d’un
air épouvanté. « Oublie ce que je viens de dire, dit Élie. Allons trouver le
berger. – Et allons restaurer la
cité », insista l’enfant. Élie ne répondit pas. Il
savait qu’il ne parviendrait plus à imposer son autorité au peuple qui
l’accusait d’avoir apporté le malheur. Le gouverneur s’était enfui, le
commandant était mort, Tyr et Sidon tomberaient probablement bientôt sous la
domination étrangère. La femme avait peut-être raison ; les dieux changeaient
toujours – et cette fois c’était le Seigneur qui était parti. « Quand retournerons-nous
là-bas ? » interrogea de nouveau l’enfant. Élie le prit par les
épaules et se mit à le secouer violemment. « Regarde derrière toi ! Tu
n’es pas un ange aveugle, mais un gamin désireux de surveiller ce que faisait
sa mère. Qu’est-ce que tu vois ? Tu as remarqué les colonnes de fumée qui
montent dans le ciel ? Tu sais ce que cela signifie ? – Tu me fais mal ! Je veux
partir d’ici, je veux m’en aller ! » Élie s’arrêta, effrayé par
sa propre attitude : jamais il n’avait agi de la sorte. L’enfant s’écarta et se
mit à courir en direction de la cité. Il parvint à le rattraper et s’agenouilla
devant lui. « Pardonne-moi. Je ne sais
pas ce que je fais. » Le gamin sanglotait, mais
pas une larme ne coulait sur son visage. Il s’assit près de lui, en attendant
qu’il se calme. « Ne pars pas,
demanda-t-il. Avant que ta mère ne s’en aille, je lui ai promis de rester avec
toi jusqu’à ce que tu puisses suivre ton propre chemin. – Tu as promis aussi que la
cité était intacte. Et elle a dit... – Inutile de le répéter. Je
suis honteux, perdu dans ma propre faute. Laisse-moi me retrouver. Excuse-moi,
je ne voulais pas te blesser. » Le gamin le serra dans ses
bras. Mais pas une larme ne roula de ses yeux. * Ils atteignirent la maison
au cœur de la vallée; une femme se tenait près de la porte et deux petits
enfants jouaient devant. Le troupeau était dans l’enclos – ce qui signifiait
que le berger n’était pas parti dans les montagnes ce matin-là. La femme regarda d’un air
effrayé l’homme et l’enfant qui marchaient à sa rencontre. Elle eut
instinctivement envie de les chasser, mais la tradition – et les dieux –
exigeaient qu’elle obéît à la loi universelle de l’hospitalité. Si elle ne les
accueillait pas maintenant, un malheur semblable pourrait arriver plus tard à
ses enfants. « Je n’ai pas d’argent, dit-elle. Mais je peux vous donner un peu
d’eau et de nourriture. » Ils s’assirent sur la
petite terrasse ombragée par un toit de paille, et elle apporta des fruits secs
accompagnés d’un broc d’eau. Ils mangèrent en silence, retrouvant un peu, pour
la première fois depuis la nuit précédente, leurs gestes quotidiens. Les
enfants, épouvantés par l’aspect des nouveaux venus, s’étaient réfugiés à
l’intérieur de la maison. Son repas terminé, Élie
s’enquit du berger. « Il ne va pas tarder,
répondit-elle. Nous avons entendu un grand vacarme, et ce matin quelqu’un est
venu nous dire qu’Akbar avait été détruite. Il est parti voir ce qui s’était
passé. » Les enfants l’appelèrent et
elle rentra. « Inutile de chercher à
convaincre le gamin, pensa Élie. Tant que je n’aurai pas fait ce qu’il demande,
il ne me laissera pas en paix. C’est à moi de lui montrer que c’est impossible.
» La nourriture et l’eau
faisaient des miracles; il se sentait de nouveau faire partie du monde. Ses
pensées coulaient avec une incroyable rapidité, cherchant des solutions plutôt
que des réponses. * Quelque temps après, le
berger arriva. Inquiet pour la sécurité de sa famille, il considéra avec
crainte l’homme et l’enfant. Mais il comprit bien vite la situation. « Vous êtes sans doute des
réfugiés d’Akbar, dit-il. J’en reviens. – Que se passe-t-il ?
demanda le gamin. – La cité a été détruite et
le gouverneur est en fuite. Les dieux ont désorganisé le monde. – Nous avons tout perdu,
expliqua Élie. Nous aimerions que vous nous accueilliez. – Ma femme vous a déjà
accueillis et nourris. Maintenant, vous devez partir et affronter l’inévitable. – Je ne sais pas quoi faire
de l’enfant. J’ai besoin d’aide. – Mais si, tu sais. Il est
jeune, il a l’air intelligent et il est plein d’énergie. Et toi, tu as
l’expérience d’un homme qui a connu beaucoup de victoires et de défaites dans
cette vie. C’est une combinaison parfaite car elle peut t’aider à trouver la sagesse.
» Regardant la blessure au
bras d’Élie, le berger affirma qu’elle n’était pas grave ; il alla chercher
dans la maison des herbes et un morceau de tissu. Le gamin l’aida à maintenir
en place le cataplasme. Quand le berger lui fit remarquer qu’il pouvait y
arriver tout seul, l’enfant rétorqua qu’il avait promis à sa mère de veiller
sur cet homme. Le berger rit. « Ton fils est un homme de
parole. – Je ne suis pas son fils.
Et lui aussi est un homme de parole. Il va reconstruire la cité parce qu’il
doit faire revenir ma mère, tout comme il l’a fait avec moi. » Élie comprit soudain ce qui
préoccupait l’enfant, mais avant qu’il ait pu dire un mot, le berger cria à sa
femme qui, à ce moment précis, sortait de la maison, qu’il allait repartir. «
Mieux vaut reconstruire la vie sans attendre, déclara-t-il. Cela prendra
longtemps pour que tout redevienne comme avant. – Rien ne sera jamais comme
avant. – Tu sembles être un jeune
homme sage, et tu peux comprendre bien des choses que je ne comprends pas. Mais
la nature m’a enseigné une leçon que je n’oublierai jamais : un homme qui
dépend du temps et des saisons, comme seul en dépend un berger, peut survivre
aux événements inévitables. Il soigne son troupeau, traite chaque animal comme
s’il était unique, cherche à aider les mères et les petits, ne s’éloigne jamais
trop d’un endroit où les bêtes peuvent boire. Cependant, une fois de temps en
temps, une brebis à laquelle il a consacré tant d’efforts finit par mourir dans
un accident, causé par un serpent, un animal sauvage, ou même une chute dans un
précipice. L’inévitable se produit toujours. » Élie regarda en direction
d’Akbar et se rappela la conversation avec l’ange. L’inévitable survient
toujours. « Il faut de la discipline
et de la patience pour le surmonter, ajouta le berger. – Et de l’espoir. Quand
l’espoir n’existe plus, il ne faut pas gâcher son énergie à lutter contre
l’impossible. – Ce n’est pas une question
d’espoir dans l’avenir. Il s’agit de recréer le passé lui-même. » Le berger n’était plus
pressé, son cœur s’était empli de pitié pour ces réfugiés. Puisque lui et sa
famille avaient été épargnés par la tragédie, ça ne lui coûtait rien de leur
venir en aide – et de plaire ainsi aux dieux. En outre, il avait entendu parler
du prophète israélite qui avait gravi la Cinquième Montagne sans être atteint
par le feu du ciel ; tout indiquait que c’était cet homme qui se tenait devant
lui. « Vous pouvez rester un
jour de plus, si vous voulez. – Je n’ai pas compris ce
que tu viens de dire, remarqua Élie. À propos de recréer le passé lui-même. – J’ai toujours vu les gens
qui passaient par ici pour aller à Tyr et à Sidon. Certains se plaignaient de
n’avoir rien réussi à Akbar, et ils étaient à la recherche d’une nouvelle
destinée. Un jour, ces gens revenaient. Ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils
cherchaient, parce qu’ils avaient emporté avec eux, outre leurs bagages, le
poids de leur échec passé. L’un ou l’autre rentrait avec un emploi au
gouvernement, ou la joie d’avoir donné une meilleure éducation à ses enfants –
mais rien de plus, parce que le passé à Akbar les avait rendus craintifs, et
ils n’avaient pas suffisamment confiance en eux pour prendre des risques. « Et puis, sont passés
aussi devant ma porte des gens pleins d’enthousiasme. Ils avaient profité de
chaque minute de leur existence à Akbar et gagné – avec beaucoup d’efforts –
l’argent nécessaire au voyage qu’ils voulaient entreprendre. Pour eux, la vie
était une victoire permanente, et elle continuerait de l’être. Eux aussi
revenaient, mais avec des histoires merveilleuses. Ils avaient conquis tout ce
qu’ils désiraient parce qu’ils n’étaient pas limités par les frustrations du
passé. » * Les propos du berger
touchaient le cœur d’Élie. « Il n’est pas difficile de
reconstruire une vie, de même qu’il n’est pas impossible de relever Akbar de
ses ruines, poursuivit le berger. Il suffit pour cela d’avoir conscience que
nous avons la même force qu’auparavant, et de nous en servir à notre avantage.
» L’homme le regarda dans les
yeux. « Si tu as un passé dont tu
n’es pas satisfait, oublie-le maintenant. Imagine une nouvelle histoire pour ta
vie et crois en elle. Concentre-toi seulement sur les moments où tu as réussi
ce que tu désirais – et cette force t’aidera à obtenir ce que tu veux. » « À une époque j’ai désiré
être charpentier, ensuite j’ai voulu être un prophète envoyé pour le salut
d’Israël, pensa Élie. Les anges descendaient des cieux, et le Seigneur me
parlait. Et puis j’ai compris qu’Il n’était pas juste et que Ses motifs
seraient toujours au-delà de mon entendement. » Le berger cria à sa femme
qu’il n’allait pas repartir – tout compte fait, il était déjà allé à pied
jusqu’à Akbar et il n’avait pas le courage de refaire le chemin. « Merci de nous accueillir,
dit Élie. – Ça ne coûte rien de vous
abriter pour une nuit. » L’enfant intervint dans la
conversation : « Nous voulons retourner à
Akbar. – Attendez jusqu’à demain.
Les habitants de la cité sont en train de la saccager, et il n’y a nulle part
où dormir. » Le gamin regarda le sol, se
mordit les lèvres et, une fois de plus, se retint de pleurer. Le berger les
conduisit à l’intérieur, rassura sa femme et ses enfants et passa le reste de
la journée à parler du temps pour les distraire tous les deux. LE LENDEMAIN, ILS SE RÉVEILLÈRENT TÔT, PRIRENT UN repas que leur avait préparé la femme du berger et
allèrent jusqu’à la porte de la maison. « Je te souhaite longue vie
et prospérité à ton troupeau, dit Élie. J’ai mangé ce dont mon corps avait
besoin, et mon âme a appris ce que j’ignorais encore. Que Dieu n’oublie jamais
ce que vous avez fait pour nous, et que vos enfants ne soient jamais des
étrangers sur une terre étrangère. – Je ne sais à quel Dieu tu
fais allusion ; ils sont nombreux, les habitants de la Cinquième Montagne», dit
le berger durement. Puis aussitôt, changeant de ton : « Rappelle-toi les bonnes
choses que tu as réalisées. Elles te donneront du courage. – J’en ai fait bien peu, et
aucune grâce à mes qualités. – Alors il est temps de
faire davantage. – J’aurais peut-être pu éviter
l’invasion. » Le berger rit : « Même si tu avais été le
gouverneur d’Akbar, tu n’aurais pas pu empêcher l’inévitable. – Le gouverneur aurait
peut-être dû attaquer les Assyriens quand ils sont arrivés dans la vallée avec
quelques troupes. Ou négocier la paix avant que la guerre n’éclate. – Tout ce qui aurait pu
arriver mais n’est pas arrivé, le vent l’emporte et il n’en reste nulle trace,
dit le berger. La vie est faite de nos attitudes. Et il est des
choses que les dieux nous obligent à vivre. Peu importe la raison qui est la leur, et faire tout
notre possible pour les éviter ne sert à rien. – Pourquoi ? – Demande à un prophète
israélite qui vivait à Akbar. Il paraît qu’il a réponse à tout. » L’homme se dirigea vers
l’enclos. « Je dois mener mon troupeau au pâturage. Hier, les bêtes ne sont pas
sorties et elles sont impatientes. » Il prit congé d’un signe de
tête et s’éloigna avec ses brebis. L’ENFANT ET L’HOMME AVANÇAIENT DANS LA VALLÉE. « Tu marches lentement,
disait le gamin. Tu as peur de ce qui pourra t’arriver. – Je n’ai peur que de moi,
répondit Élie. Ils ne peuvent rien me faire, car mon cœur n’existe plus. – Le Dieu qui m’a fait
revenir de la mort est encore vivant. Il peut ramener ma mère, si tu accomplis
la même chose pour la cité. – Oublie ce Dieu. Il est
loin, et Il ne réalise plus les miracles que nous attendons de Lui. » Le berger avait raison.
Désormais, il fallait reconstruire son propre passé, oublier qu’un jour on
jugerait un prophète qui devait libérer Israël mais qui avait échoué dans sa
mission de sauver une simple cité. Cette pensée lui procura un
étrange sentiment d’euphorie. Pour la première fois de sa vie, il se sentit
libre, prêt à faire ce qu’il voulait, quand il voulait. Il n’entendrait plus
les anges, mais en contrepartie il était libre de retourner en Israël, de
reprendre son travail de charpentier, de voyager jusqu’en Grèce pour y suivre
l’enseignement des sages, ou de gagner avec les navigateurs phéniciens les
contrées de l’autre côté de la mer. Mais auparavant, il devait
se venger. Il avait consacré les meilleures années de sa jeunesse à un Dieu
sourd qui lui donnait sans cesse des ordres tout en faisant toujours les choses
à Sa manière. Il avait appris à accepter Ses décisions et à respecter Ses
desseins. Mais sa fidélité avait été récompensée par l’abandon, son dévouement
ignoré, ses efforts pour accomplir la Volonté suprême avaient abouti à la mort
de la seule femme qu’il avait aimée dans sa vie. « Tu as toute la force du
monde et des étoiles », dit Élie dans sa langue natale, afin que l’enfant ne
comprît pas le sens de ses paroles. « Tu peux détruire une cité, un pays, comme
nous détruisons les insectes. Alors, envoie le feu du ciel et mets fin à mes
jours tout de suite, sinon j’irai contre Ton œuvre. » Akbar apparut au loin. Il
prit la main du gamin et la serra de toutes ses forces. « Désormais, jusqu’à ce que
nous franchissions les portes de la cité, je marcherai les yeux fermés; il faut
que tu me guides, dit-il à l’enfant. Si je meurs en cours de route, fais ce que
tu m’as demandé de faire : reconstruis Akbar, même si pour cela il te faut
d’abord grandir, puis apprendre à couper le bois ou à tailler la pierre. » L’enfant resta silencieux.
Élie ferma les yeux et se laissa guider. Il écoutait le bruit du vent et le son
de ses pas sur le sable. Il se rappela Moïse. Après
qu’il eut libéré et conduit le peuple élu dans le désert, surmontant d’énormes
difficultés, Dieu l’avait empêché d’entrer en Canaan. Alors, Moïse avait dit :
« Permets
que je passe de l’autre côté, et que je voie le bon pays qui est au-delà du
Jourdain. » Mais le Seigneur s’était
indigné de sa requête. Et il avait répondu : « Assez. Cesse de me parler de
cela. Lève les yeux vers l’ouest et vers le nord, vers le sud et vers l’est ;
regarde de tous tes yeux car tu ne passeras pas le Jourdain que voici. » Ainsi le Seigneur avait-il
récompensé Moïse pour sa longue et rude tâche : il ne lui avait pas permis de
poser le pied en Terre promise. Que serait-il arrivé s’il avait désobéi ? Élie tourna de nouveau sa
pensée vers les cieux. « Seigneur, cette bataille
n’a pas eu lieu entre les Assyriens et les Phéniciens, mais entre Toi et moi.
Tu ne m’as pas averti de notre guerre singulière et – comme toujours – Tu as
gagné et fait accomplir Ta volonté. Tu as détruit la femme que j’ai aimée et la
cité qui m’a accueilli quand j’étais loin de ma patrie. » Le vent souffla plus fort à
ses oreilles. Élie eut peur, mais il continua : « Il m’est impossible de
faire revenir la femme, mais je peux changer le destin de Ton œuvre de
destruction. Moïse a accepté Ta volonté, et il n’a pas franchi le fleuve. Moi,
je poursuivrai : tue-moi sur-le-champ, car, si Tu me laisses arriver jusqu’aux
portes de la cité, je reconstruirai ce que Tu as voulu faire disparaître de la
surface de la terre. Et j’irai contre Ta décision. » Il se tut. Il fit le vide
dans son esprit et attendit la mort. Pendant très longtemps, il se concentra
seulement sur le son des pas dans le sable ; il ne voulait pas entendre la voix
des anges ou les menaces du Ciel. Son cœur était libre et il n’avait plus peur
de ce qui pourrait lui arriver. Cependant, dans les profondeurs de son âme,
quelque chose commença à le perturber – comme s’il avait oublié un élément
d’importance. Longtemps après, l’enfant
s’arrêta et secoua le bras d’Élie. « Nous sommes arrivés »,
dit-il. Il ouvrit les yeux. Le feu
du ciel n’était pas descendu sur lui et les murailles en ruine d’Akbar
l’entouraient. * Il regarda l’enfant qui lui
tenait les mains comme s’il craignait qu’il ne s’échappât. L’aimait-il ? Il
l’ignorait. Mais ces réflexions pouvaient être remises à plus tard ; il avait
maintenant une tâche à accomplir – la première depuis des années qui ne lui fût
pas imposée par Dieu. De là où ils se tenaient,
ils pouvaient sentir l’odeur de brûlé. Des charognards tournoyaient dans le
ciel, attendant le moment propice pour dévorer les cadavres de sentinelles qui
pourrissaient sur le sol. Élie prit l’épée à la ceinture d’un soldat mort. Dans
la confusion de la nuit précédente, les Assyriens avaient oublié de ramasser
les armes qui se trouvaient hors de la cité. « Pourquoi prends-tu cette
épée ? demanda l’enfant. – Pour me défendre. – Les Assyriens sont
partis. – Il est tout de même bon
d’en avoir une sur moi. Nous devons nous tenir prêts. » Sa voix tremblait. Il était
impossible de savoir ce qui se passerait lorsqu’ils franchiraient la muraille à
moitié démolie, mais il était prêt à tuer quiconque tenterait de l’humilier. « J’ai été détruit comme
cette cité, dit-il à l’enfant. Mais, de même que cette cité, je n’ai pas encore
terminé ma mission. » Le gamin sourit. « Tu parles comme
autrefois, dit-il. – Ne te laisse pas abuser
par les mots. Avant, j’avais l’objectif de chasser du trône Jézabel et de
rendre Israël au Seigneur, mais maintenant qu’Il nous a oubliés, nous aussi
nous devons L’oublier. Ma mission consiste à accomplir ce que tu me demandes. » L’enfant le regarda,
méfiant : « Sans Dieu, ma mère ne
reviendra pas d’entre les morts. » Élie lui caressa la tête. « Seul le corps de ta mère
s’en est allé. Elle est toujours parmi nous et, comme elle nous l’a dit, elle
est Akbar. Nous devons l’aider à retrouver sa beauté. » * La cité était quasi
déserte. Des vieux, des femmes et des enfants erraient dans les rues – répétant
la scène qu’il avait vue durant la nuit de l’invasion. Ils semblaient ne pas
savoir quoi faire, quoi décider. Chaque fois qu’ils
croisaient quelqu’un, l’enfant remarquait qu’Élie serrait de toutes ses forces
la poignée de l’épée. Mais les gens leur manifestaient de l’indifférence : la
plupart reconnaissaient le prophète d’Israël, certains le saluaient de la tête,
et personne ne lui adressait la moindre parole – même de haine. « Ils ont perdu jusqu’au
sentiment de la colère », pensa-t-il, regardant vers la Cinquième Montagne, dont
le sommet restait couvert de ses éternels nuages. Alors il se rappela les
paroles du Seigneur : « Je jetterai vos
cadavres sur les cadavres de vos dieux; mon âme se lassera de vous. Votre pays
sera dévasté et vos cités seront désertées. Et
ceux d’entre vous qui resteront, je leur mettrai dans le cœur une telle anxiété
que le bruit d’une feuille qui bouge les poursuivra. Et
ils tomberont sans que personne ne les poursuive.» « VOILÀ CE QUE TU AS FAIT, SEIGNEUR : TU AS TENU Ta parole, et les morts vivants
continuent d’errer sur la terre. Et Akbar est la cité choisie pour les abriter.
» Ils gagnèrent tous deux la
place principale, s’assirent sur des décombres et regardèrent alentour. La
destruction semblait avoir été plus rigoureuse et implacable qu’il ne l’avait
pensé ; la plupart des toits s’étaient écroulés, la saleté et les insectes
prenaient possession de tout. « Il faut enlever les
morts, dit-il. Ou bien la peste entrera dans la cité par la grande porte. » L’enfant gardait les yeux
baissés. « Lève la tête, dit Élie.
Nous devons beaucoup travailler pour que ta mère soit contente. » Mais le gamin n’obéit pas ;
il commençait à comprendre que, quelque part dans ces ruines, se trouvait le
corps qui lui avait donné la vie, et que ce corps était dans le même état que
tous les autres épars autour de lui. Élie n’insista pas. Il se
leva, prit un cadavre sur ses épaules et le porta au centre de la place. Il ne
parvenait pas à se rappeler les recommandations du Seigneur sur l’enterrement
des morts ; tout ce qu’il devait faire, c’était empêcher que ne survînt la
peste, et la seule solution était de les incinérer. Il travailla ainsi toute la
matinée. L’enfant ne quitta pas cet endroit et ne leva pas les yeux un instant,
mais il tint la promesse qu’il avait faite à sa mère : pas une larme ne tomba
sur le sol d’Akbar. Une femme s’arrêta et resta
un moment à observer l’activité d’Élie. « L’homme qui résolvait les
problèmes des vivants débarrasse les corps des morts, remarqua-t-elle. – Où sont donc les hommes
d’Akbar ? demanda Élie. – Ils sont partis et ont
emporté le peu qui restait. Il n’y a plus rien qui vaille la peine de
s’attarder ici. Les seuls à n’avoir pas quitté la cité sont ceux qui étaient
incapables de le faire : les vieux, les veuves et les orphelins. – Mais ils étaient ici
depuis des générations! On ne peut pas renoncer aussi facilement. – Essaie d’expliquer cela à
quelqu’un qui a tout perdu. – Aide-moi, dit Élie tout
en prenant un des corps sur son dos puis en le mettant sur le tas. Nous allons
les incinérer pour que le dieu de la peste ne vienne pas nous rendre visite. Il
a horreur de l’odeur de la chair qui brûle. – Que vienne le dieu de la
peste, répliqua la femme. Et qu’il nous emporte tous, le plus vite possible. » Élie continua son travail.
La femme s’assit à côté de l’enfant et le regarda faire. Quelque temps après,
elle s’approcha de nouveau. « Pourquoi désires-tu
sauver une cité condamnée? – Si je m’arrête pour
réfléchir, je me retrouverai incapable d’agir comme je le veux », répondit-il. Le vieux berger avait
raison : oublier son passé d’incertitudes et se créer une nouvelle histoire
était la seule issue. L’ancien prophète était mort avec la femme dans
l’incendie de sa maison; maintenant, il était un homme sans foi en Dieu, habité
de nombreux doutes. Mais il était en vie, même après avoir bravé la malédiction
divine. S’il voulait poursuivre sa route, il devait suivre ses conseils. La femme choisit un corps
plus léger et le traîna par les pieds jusqu’au tas qu’Élie avait commencé. « Ce n’est pas par peur du
dieu de la peste, dit-elle. Ni pour Akbar, puisque les Assyriens reviendront
bientôt. C’est pour le gamin assis là, tête basse ; il doit comprendre qu’il a
encore la vie devant lui. – Merci, dit Élie. – Ne me remercie pas.
Quelque part dans ces ruines, nous trouverons le corps de mon fils. Il avait à
peu près le même âge que ce gamin. » Elle mit sa main sur son
visage et pleura abondamment. Élie la prit délicatement
par le bras. « La douleur que toi et moi
ressentons ne passera jamais, mais le travail nous aidera à la supporter. La
souffrance n’a pas la force de meurtrir un corps fatigué. » Ils consacrèrent la journée
entière à cette tâche macabre, ramasser et empiler les morts ; la plupart
étaient des jeunes gens que les Assyriens avaient pris pour des membres de
l’armée d’Akbar. Mais plus d’une fois il reconnut des amis, et il pleura, sans
toutefois interrompre sa besogne. * À la fin de l’après-midi,
ils étaient épuisés. Pourtant, le travail réalisé était loin de suffire ; et aucun
autre habitant d’Akbar ne leur avait prêté main-forte. Ils revinrent tous les deux
près de l’enfant. Pour la première fois, il leva la tête. « J’ai faim, dit-il. – Je vais chercher quelque
chose, répondit la femme. Il y a suffisamment de nourriture cachée dans les
habitations d’Akbar : les gens s’étaient préparés à un siège prolongé. – Apporte de la nourriture
pour toi et moi, parce que nous prenons soin de la cité à la sueur de notre
front, répliqua Élie. Mais si ce petit veut manger, il devra se débrouiller
tout seul. » La femme comprit ; elle
aurait agi de la même manière avec son fils. Elle se rendit jusqu’à l’endroit
où auparavant s’élevait sa maison ; les pillards avaient quasiment tout
retourné à la recherche d’objets de valeur, et sa collection de vases, créés
par les grands maîtres verriers d’Akbar, gisait en morceaux sur le sol. Mais
elle trouva les fruits secs et la farine qu’elle avait stockés. Elle retourna sur la place
et partagea sa nourriture avec Élie. L’enfant ne dit rien. Un vieux s’approcha : « J’ai vu que vous aviez
passé la journée entière à ramasser les corps. Vous perdez votre temps. Ne
savez-vous pas que les Assyriens reviendront, une fois Tyr et Sidon conquises ?
Que le dieu de la peste vienne donc s’installer ici, pour les détruire aussi. – Nous ne faisons pas cela
pour eux, ni pour nous-mêmes, répliqua Élie. Elle travaille dans le but
d’enseigner à un enfant qu’il existe un avenir. Et moi, je le fais pour montrer
qu’un passé n’est plus. – Ainsi, le prophète n’est
plus une menace pour la grande princesse de Tyr : quelle surprise! Jézabel
gouvernera Israël jusqu’à la fin de ses jours, et nous aurons toujours un
endroit où nous réfugier, si les Assyriens ne sont pas généreux avec les
vaincus. » Élie resta silencieux. Le
nom qui autrefois lui inspirait tant de haine sonnait maintenant d’une manière
étrangement lointaine. « Akbar sera reconstruite,
de toute façon, insista le vieillard. Ce sont les dieux qui choisissent les
lieux où l’on élève les cités, et ils ne vont pas l’abandonner ; mais nous
pouvons laisser ce travail aux générations futures. – Nous pouvons. Mais nous
n’allons pas le faire. » Élie tourna le dos au vieil
homme, mettant fin à la conversation. * Ils dormirent tous les
trois à la belle étoile. La femme prit l’enfant dans ses bras et remarqua que
la faim faisait gronder son estomac. Elle pensa lui donner un peu de nourriture
; mais elle changea aussitôt d’avis : la fatigue physique diminuait réellement
la douleur, et cet enfant, qui paraissait souffrir beaucoup, devait s’occuper à
quelque chose. La faim le persuaderait peut-être de travailler. LE LENDEMAIN, ÉLIE ET LA FEMME REPRIRENT LEUR ouvrage. Le vieillard qui s’était approché la veille
revint les voir. « Je n’ai rien à faire et je
pourrais vous aider, dit-il. Mais je suis trop faible pour porter les corps. – Alors, rassemble le petit
bois et les briques. Tu nettoieras les cendres. » Le vieux se mit au travail. * Quand le soleil atteignit le
zénith, Élie s’assit par terre, épuisé. Il savait que son ange était à ses
côtés mais il ne pouvait plus l’entendre. « À quoi bon ? Il a été incapable de
m’aider quand j’en avais besoin, maintenant je ne veux pas de ses conseils ;
tout ce que je dois faire, c’est laisser cette cité en ordre, montrer à Dieu
que je suis capable de L’affronter, et ensuite partir où je le désirerai. » Jérusalem n’était pas loin,
à sept jours de marche seulement, sans passages difficiles, mais là-bas il
était recherché comme traître. Il valait peut-être mieux aller à Damas, ou
trouver un emploi de scribe dans une cité grecque. Il sentit qu’on le
touchait. Il se retourna et vit l’enfant, un petit vase à la main. « Je l’ai trouvé dans une
maison », dit le gamin, et il le lui tendit. Il était plein d’eau. Élie
but jusqu’à la dernière goutte. « Mange quelque chose,
dit-il. Tu travailles, tu mérites ta récompense. » Pour la première fois
depuis la nuit de l’invasion, un sourire apparut sur les lèvres du gamin, qui
se précipita vers l’endroit où la femme avait laissé les fruits et la farine. Élie se remit au travail ;
il entrait dans les maisons en ruine, écartait les décombres, prenait les corps
et les portait jusqu’au tas amoncelé au centre de la place. Le pansement que le
berger lui avait fait au bras était tombé, mais cela n’avait pas d’importance ;
il devait se prouver à lui-même qu’il était assez fort pour reconquérir sa
dignité. Le vieux, qui maintenant
rassemblait les ordures répandues sur la place, avait raison ; d’ici peu, les
ennemis seraient de retour, récoltant les fruits de ce qu’ils n’avaient pas
semé. Élie épargnait du travail aux assassins de la seule femme qu’il avait
aimée de toute sa vie, puisque les Assyriens, étant superstitieux,
reconstruiraient Akbar de toute manière. D’après leurs croyances, les dieux
avaient disposé les cités selon un ordre bien précis, en harmonie avec les
vallées, les animaux, les fleuves, les mers. Dans chacune d’elles, ils avaient
conservé un lieu sacré où se reposer durant leurs longs voyages de par le
monde. Lorsqu’une cité était détruite, il y avait toujours un grand risque que
les cieux ne tombent sur la terre. La légende racontait que le
fondateur d’Akbar, venant du nord, était passé par là, voilà des siècles. Il
décida de dormir sur place et, pour marquer l’endroit où il avait laissé ses
affaires, il enfonça une baguette de bois dans le sol. Le lendemain, comme il
ne réussissait pas à l’arracher, il comprit la volonté de l’univers ; il marqua
d’une pierre l’endroit où le miracle s’était produit et découvrit une source
non loin de là. Peu à peu, des tribus s’installèrent à proximité de la pierre
et du puits : Akbar était née. Le gouverneur avait
expliqué une fois à Élie que, selon la tradition phénicienne, toute cité était
le troisième
point, l’élément de liaison entre
la volonté des cieux et celle de la terre. L’univers faisait que la semence se
transformât en plante, le sol lui permettait de se développer, les hommes la
cueillaient et la portaient à la cité, où ils consacraient aux dieux les
offrandes avant de les abandonner sur les montagnes sacrées. Même s’il n’avait
pas beaucoup voyagé, Élie savait que de nombreuses nations dans le monde
partageaient cette vision. Les Assyriens avaient peur
de priver de nourriture les dieux de la Cinquième Montagne ; ils ne désiraient
pas mettre fin à l’équilibre de l’univers. « Pourquoi pensé-je tout
cela si cette lutte est une lutte entre ma volonté et celle du Seigneur qui m’a
laissé seul au beau milieu de mes tribulations? » L’impression qu’il avait
eue la veille au moment où il bravait Dieu revint. Il oubliait un élément
important, et il avait beau chercher dans sa mémoire, il ne parvenait pas à
s’en souvenir. UN AUTRE JOUR PASSA. ILS AVAIENT DÉJÀ RASSEMBLÉ LA plupart des corps, quand une femme inconnue
s’approcha. « Je n’ai rien à manger,
dit-elle. – Nous non plus, répliqua
Élie. Hier et aujourd’hui nous avons partagé en trois la part destinée à une
personne. Va voir où l’on peut trouver des aliments et tiens-moi au courant. – Comment le découvrir ? – Demande aux enfants. Ils
savent tout. » Depuis qu’il lui avait
offert de l’eau, le gamin paraissait reprendre un peu goût à la vie. Élie
l’avait envoyé ramasser les ordures et les débris avec le vieux, mais il
n’avait pas réussi à le faire travailler très longtemps ; maintenant il jouait
en compagnie d’autres enfants dans un coin de la place. « Cela vaut mieux. Il aura
bien le temps de suer, une fois adulte. » Mais il ne regrettait pas de lui avoir
fait endurer la faim une nuit entière, sous prétexte qu’il devait travailler ;
s’il l’avait traité en pauvre orphelin, victime de la méchanceté des guerriers
assyriens, jamais il ne serait sorti de la dépression dans laquelle il était
plongé lorsqu’ils étaient revenus dans la cité. Dorénavant il avait l’intention
de le laisser quelques jours tout seul trouver ses propres réponses à ce qui
s’était passé. « Comment les enfants
peuvent-ils savoir quelque chose ? insista la femme qui lui avait demandé à manger. – Vois par toi-même. » La femme et le vieux qui
aidaient Élie la virent discuter avec les enfants qui jouaient dans la rue. Ils
lui dirent quelques mots, elle se retourna, sourit et disparut au coin de la
place. « Comment as-tu découvert
que les enfants savaient ? demanda le vieux. – Parce que j’ai été gamin,
et je sais que les enfants n’ont pas de passé, répondit-il, se rappelant de
nouveau la conversation avec le berger. Ils ont été horrifiés par la nuit de
l’invasion mais ils ne s’en soucient déjà plus ; la cité est transformée en un
immense parc où ils peuvent aller et venir sans être dérangés. Tôt ou tard, ils
devaient bien tomber sur la nourriture stockée par les habitants d’Akbar pour
soutenir le siège. « Un enfant peut toujours
enseigner trois choses à un adulte : être content sans raison, s’occuper
toujours à quelque chose, et savoir exiger – de toutes ses forces – ce qu’il
désire. C’est à cause de ce gosse que je suis revenu à Akbar. » * Cet après-midi-là, d’autres
vieillards et d’autres femmes participèrent au ramassage des morts. Les enfants
éloignaient les charognards et apportaient des morceaux de bois et de tissu.
Quand la nuit tomba, Élie mit feu à la montagne de corps. Les survivants
d’Akbar contemplèrent en silence la fumée qui s’élevait vers les cieux. Sa tâche terminée, Élie
s’effondra de fatigue. Mais avant de dormir, il éprouva de nouveau la sensation
qu’il avait eue le matin même : un élément capital luttait désespérément pour
lui revenir en mémoire. Ce n’était rien qu’il eût appris pendant le temps qu’il
avait passé à Akbar, mais une histoire ancienne, qui semblait donner sens à
tout ce qui était en train de se produire. « CETTE NUIT-LÀ, UN HOMME LUTTA
AVEC JACOB jusqu’au lever du
jour. Voyant qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il lui dit : “ Laisse-moi
partir. ” Jacob
répondit : “ Je ne te laisserai pas, que tu ne m’aies béni. ” Alors
l’homme lui dit : “ Comme un prince, tu as lutté avec Dieu. Comment
t’appelles-tu ? ” Jacob
dit son nom, et l’homme répondit : “
Désormais, tu t’appelleras Israël. ” » ÉLIE SE RÉVEILLA D’UN BOND ET REGARDA LE FIRMAment. Voilà l’histoire qui manquait ! Longtemps auparavant, alors
que le patriarche Jacob avait installé son camp, quelqu’un entra dans sa tente
au cours de la nuit et lutta avec lui jusqu’au lever du soleil. Jacob accepta
le combat, bien qu’il sût que son adversaire était le Seigneur. À l’aube, il
n’était toujours pas vaincu, et le combat ne prit fin que lorsque Dieu accepta
de le bénir. L’histoire s’était
transmise de génération en génération afin que personne ne l’oubliât jamais : quelquefois il
était nécessaire de lutter avec Dieu. Tout être humain, à un moment donné, voyait une tragédie
traverser sa vie ; ce pouvait être la destruction d’une cité, la mort d’un enfant,
une accusation sans preuve, une maladie qui le laissait invalide à tout jamais.
À cet instant, Dieu le mettait au défi de L’affronter et de répondre à Sa
question : « Pourquoi t’accrocher autant à une existence si courte et si pleine
de souffrances ? Quel est le sens de ta lutte ? » L’homme qui ne savait
répondre se résignait. Mais celui qui cherchait un sens à l’existence trouvait
que Dieu avait été injuste, et il bravait le destin. C’est alors qu’un autre
feu descendait des cieux, non pas celui qui tue, mais celui qui détruit les
antiques murailles et donne à chaque être humain ses véritables possibilités.
Les lâches ne laissent jamais cette flamme embraser leur cœur – tout ce qu’ils
désirent, c’est que la situation redevienne vite ce qu’elle était auparavant,
afin qu’ils puissent continuer de vivre et de penser comme ils y étaient
accoutumés. En revanche, les courageux mettent le feu à ce qui était vieux,
dépassé, et, même au prix d’une grande souffrance intérieure, ils abandonnent
tout, y compris Dieu, et vont de l’avant. « Les courageux sont
toujours têtus. » Du ciel, le Seigneur sourit
de contentement: c’était cela qu’Il voulait, que chacun prît en main la
responsabilité de sa propre vie. Finalement, il avait donné à ses enfants le
plus grand de tous les dons : la capacité de choisir et de décider de leurs
actes. Seuls les hommes et les
femmes ayant le feu sacré avaient le courage de L’affronter. Et eux seuls
connaissaient la voie du retour vers Son amour, car ils comprenaient enfin que
la tragédie n’était pas une punition, mais un défi. Élie revit chacun de ses
pas; depuis qu’il avait quitté la charpenterie, il avait accepté sa mission
sans discuter. Même si elle était juste – et il pensait qu’elle l’était–, il
n’avait jamais eu l’occasion de regarder ce qui se passait sur les chemins
qu’il s’était refusé à parcourir par peur de perdre sa foi, son dévouement, sa
volonté. Il considérait qu’il était très risqué de prendre le chemin des gens
ordinaires – il pouvait finir par s’y habituer et aimer ce qu’il voyait. Il ne
comprenait pas qu’il était lui aussi comme tout le monde, même s’il entendait
des anges et recevait de temps en temps des ordres de Dieu ; il était tellement
convaincu de savoir ce qu’il voulait qu’il s’était comporté de la même manière
que ceux qui n’avaient jamais pris une décision importante de leur vie. Il avait échappé au doute,
à la défaite, aux moments d’indécision. Mais le Seigneur était généreux, et Il
l’avait conduit à l’abîme de l’inévitable pour lui montrer que l’homme a besoin
de choisir
– et non d’accepter – son destin. Bien des années auparavant,
par une nuit semblable à celle-ci, Jacob n’avait pas laissé Dieu partir avant
qu’Il ne l’ait béni. C’est alors que le Seigneur lui avait demandé : « Comment
t’appelles-tu ? » Telle était la question :
avoir un nom. Une fois que Jacob eut répondu, Dieu l’avait baptisé Israël. Chacun a un nom au berceau, mais il doit
apprendre à baptiser sa vie du mot qu’il a choisi pour lui donner un sens. « Je suis Akbar », avait-elle dit. Il avait fallu la
destruction de la cité et la perte de la femme aimée pour qu’Élie comprît qu’il
avait besoin d’un nom. Et, à l’instant même, il donna à sa vie le nom de Libération. * Il se leva et regarda la place
devant lui : la fumée montait encore des cendres de ceux qui avaient perdu la
vie. En mettant le feu à ces corps, il avait bravé une coutume très ancienne de
son pays qui exigeait que les gens fussent enterrés selon les rites. Il avait
lutté avec Dieu et la tradition en décidant l’incinération, mais il sentait
qu’il n’avait pas péché, car il fallait une solution nouvelle à un problème
nouveau. Dieu était infini dans Sa miséricorde, et implacable dans Sa rigueur à
l’égard de ceux qui n’ont pas le courage d’oser. Il parcourut de nouveau la
place du regard : quelques survivants n’étaient pas encore allés se coucher et
ils gardaient les yeux fixés sur les flammes, comme si ce feu avait consumé
aussi leurs souvenirs, leur passé, les deux cents ans de paix et d’inertie
d’Akbar. L’époque de la peur et de l’attente était révolue : il ne restait désormais que la reconstruction ou la
défaite. Comme Élie, eux aussi
pouvaient se choisir un nom. Réconciliation, Sagesse, Amant, Pèlerin, il y avait autant de choix que d’étoiles dans
le ciel, mais chacun devait donner un nom à sa vie. Élie se leva et pria : « J’ai lutté contre Toi,
Seigneur, et je n’ai pas honte. Ainsi, j’ai découvert que je suis sur mon chemin
parce que je le désire, non parce que cela m’a été imposé par mes parents, par
les traditions de mon pays, ou par Toi-même. « Vers Toi, Seigneur,
j’aimerais revenir en cet instant. Je veux T’offrir toute la force de ma
volonté, et non la lâcheté de celui qui n’a pas su choisir un chemin différent.
Cependant, pour que Tu me confies Ton importante mission, je dois poursuivre
cette bataille contre Toi, jusqu’à ce que Tu me bénisses. » Reconstruire Akbar. Ce
qu’Élie prenait pour un défi à Dieu était, en vérité, ses retrouvailles avec
Lui. LA FEMME QUI AVAIT RÉCLAMÉ DE LA NOURRITURE reparut le lendemain matin. Elle était accompagnée
d’autres femmes. « Nous avons découvert
plusieurs dépôts, dit-elle. Comme beaucoup de gens sont morts et que beaucoup
d’autres ont fui avec le gouverneur, nous avons des réserves pour un an. – Trouve de vieilles
personnes pour superviser la distribution des aliments, ordonna Élie. Elles ont
l’expérience de l’organisation. – Les vieux n’ont pas envie
de vivre. – Prie-les de venir de
toute façon. » La femme se préparait à
partir quand Élie la retint : « Tu sais écrire en te
servant des lettres ? – Non. – J’ai appris, et je peux
t’enseigner. Cela te sera utile pour m’aider à administrer la cité. – Mais les Assyriens vont
revenir. – Quand ils arriveront, ils
auront besoin de notre aide pour gérer les affaires de la cité. – Pourquoi faire cela pour
l’ennemi ? – Fais-le pour que chacun
puisse donner un nom à sa vie. L’ennemi n’est qu’un prétexte pour mettre à
l’épreuve notre force. » Les vieux vinrent, ainsi
qu’il l’avait prévu. « Akbar a besoin de votre
aide, leur dit Élie. Et devant cela, vous ne pouvez pas vous offrir le luxe
d’être vieux ; nous avons besoin de la jeunesse que vous aviez jadis et que
vous avez perdue. – Nous ne savons pas où la
retrouver, répondit l’un d’eux. Elle a disparu avec les rides et les
désillusions. – Ce n’est pas vrai. Vous
n’avez jamais eu d’illusions, et c’est pour cette raison que la jeunesse se
cache. Il est temps de la retrouver, puisque nous avons un rêve commun :
reconstruire Akbar. – Comment pouvons-nous
réaliser quelque chose d’impossible ? – Avec enthousiasme. » Les yeux voilés par la
tristesse et le découragement voulaient briller de nouveau. Ce n’étaient plus
les habitants bons à rien qui allaient assister aux jugements en quête d’un
sujet de conversation pour la fin de l’après-midi ; ils avaient maintenant
devant eux une mission importante, ils étaient nécessaires. Les plus résistants
séparèrent les matériaux encore utilisables des maisons qui avaient été très
endommagées et s’en servirent pour remettre en état celles qui tenaient encore
debout. Les plus âgés aidèrent à disperser dans les champs les cendres des
cadavres incinérés, afin qu’on se rappelât les morts de la cité lors de la
prochaine récolte ; d’autres se chargèrent de séparer les grains emmagasinés
dans toute la cité dans le plus grand désordre, de fabriquer le pain et de
tirer l’eau du puits. DEUX NUITS PLUS TARD, ÉLIE RÉUNIT TOUS LES habitants sur la place, nettoyée maintenant
de la plus grande partie des décombres. On alluma des torches et il prit la
parole : « Nous n’avons pas le
choix. Nous pouvons laisser l’étranger faire ce travail, mais alors cela
signifie que nous renonçons à la seule chance que nous offre une tragédie:
celle de reconstruire notre vie. « Les cendres des morts que
nous avons incinérés il y a quelques jours vont nourrir des plantes qui
naîtront au printemps. Le fils perdu la nuit de l’invasion s’est changé en de
nombreux enfants qui courent librement dans les rues détruites et s’amusent à
envahir des lieux interdits et des maisons qu’ils n’avaient jamais connues.
Jusqu’à présent, seuls les enfants ont été capables de surmonter les événements
parce qu’ils n’ont pas de passé – pour eux, tout ce qui compte est le moment
présent. Alors, essayons d’agir comme eux. – Un homme peut-il éteindre
dans son cœur la douleur d’une perte ? demanda une femme. – Non. Mais il peut se
réjouir d’avoir gagné quelque chose. » Élie se retourna et montra
la cime de la Cinquième Montagne, toujours couverte de nuages. La destruction
des murailles la rendait visible du centre de la place. « Je crois en un Seigneur
unique, mais vous, vous pensez que les dieux habitent dans ces nuages, au
sommet de la Cinquième Montagne. Je ne veux pas discuter maintenant pour savoir
si mon Dieu est plus fort ou plus puissant que les vôtres ; je ne veux pas
évoquer nos différences, mais nos ressemblances. La tragédie nous a réunis en
un sentiment commun : le désespoir. Pourquoi est-ce arrivé ? Parce que nous
pensions que tout avait trouvé une réponse et une solution dans nos âmes, et
nous ne pouvions accepter le moindre changement. « Vous et moi, nous
appartenons à des nations commerçantes, mais nous savons aussi nous comporter
en guerriers, poursuivit-il. Et un guerrier est toujours conscient du motif
pour lequel cela vaut la peine de lutter. Il n’entreprend pas des combats
dénués d’intérêt, et il ne perd jamais son temps en provocations. « Un guerrier accepte la
défaite. Il ne la traite pas comme un événement indifférent, ni ne tente de la
transformer en victoire. La douleur de la perte le rend amer, il souffre de la
froideur et la solitude le désespère. Une fois qu’il est passé par tout cela,
il lèche ses blessures et prend un nouveau départ. Un guerrier sait que la
guerre est faite de nombreuses batailles ; il va de l’avant. « Des tragédies
surviennent. Nous pouvons en découvrir la raison, en rendre les autres
coupables, imaginer combien nos vies auraient été différentes sans elles. Mais
rien de tout cela n’a d’importance : elles sont arrivées, point. Dès lors, nous
devons oublier la peur qu’elles ont suscitée et entreprendre la reconstruction. « Chacun de vous se donnera
désormais un nom nouveau. Ce sera un nom sacré, qui synthétise tout ce pour
quoi vous avez rêvé de vous battre. Je me suis choisi le nom de Libération. » La place resta silencieuse
un certain temps. Alors, la femme qui la première avait aidé Élie se leva. « Mon nom est Retrouvailles, dit-elle. – Je m’appelle Sagesse », déclara un vieux. Le fils de la veuve qu’Élie
avait tant aimée s’écria : « Mon nom est Alphabet. » Les gens éclatèrent de
rire. Honteux, l’enfant se rassit. « Comment peut-on s’appeler
Alphabet
? » cria un autre enfant. Élie aurait pu intervenir
mais il était bon que le garçon apprît à se défendre tout seul. « Parce que c’est ce que
faisait ma mère, dit le gamin. Chaque fois que je regarderai les lettres
dessinées, je penserai à elle. » Cette fois, personne ne
rit. Un à un, les orphelins, les veuves et les vieillards d’Akbar annoncèrent
leur nom et leur nouvelle identité. La cérémonie terminée, Élie conseilla à
tout le monde de se coucher tôt : ils devaient se remettre au travail le
lendemain matin. Il prit l’enfant par la
main et ils regagnèrent l’endroit de la place où ils avaient étendu quelques
tissus en forme de tente. À partir de cette nuit-là,
il lui enseigna l’écriture de Byblos. LES JOURS DEVINRENT DES SEMAINES, ET AKBAR changeait de visage. L’enfant avait rapidement appris à
dessiner les lettres et il parvenait désormais à créer des mots qui avaient un
sens. Élie le chargea d’écrire sur des tablettes d’argile l’histoire de la
reconstruction de la cité. Les plaques d’argile
étaient cuites dans un four improvisé, transformées en céramique et
soigneusement archivées par un couple de vieillards. Lors des réunions qui se
tenaient chaque soir, Élie demandait aux vieux de raconter ce qu’ils avaient vu
dans leur enfance et il enregistrait le plus grand nombre d’histoires possible. « Nous conserverons la
mémoire d’Akbar dans un matériau que le feu ne peut détruire, expliquait-il. Un
jour, nos enfants et petits-enfants sauront que la défaite n’a pas été acceptée
et que l’inévitable a été surmonté. Cela peut leur servir d’exemple. » Toutes les nuits, après
l’étude avec le gamin, Élie marchait dans la cité déserte, il allait jusqu’au
début de la route menant à Jérusalem, songeait à partir, puis y renonçait. Le poids de sa tâche
l’obligeait à se concentrer sur le présent. Il savait que les habitants d’Akbar
comptaient sur lui pour la reconstruction ; il les avait déçus une fois, le
jour où il s’était montré incapable d’empêcher la mort de l’espion, et d’éviter
la guerre. Pourtant, Dieu offre toujours une seconde chance à ses enfants, et
il devait saisir l’opportunité nouvelle. En outre, il s’attachait de plus en
plus à l’enfant ; il voulait lui enseigner non seulement les caractères de
Byblos, mais la foi dans le Seigneur et la sagesse de ses ancêtres. Cependant, il n’oubliait pas
que, dans son pays, régnaient une princesse et un dieu étranger. Il n’y avait
plus d’anges tenant des épées de feu ; il était libre de partir quand il
voulait et de faire ce que bon lui semblait. Toutes les nuits, il
songeait à s’en aller. Et toutes les nuits, il levait les mains vers le ciel et
priait : « Jacob a lutté la nuit
entière et il a été béni à l’aurore. J’ai lutté contre Toi pendant des jours,
des mois, et Tu refuses de m’écouter. Mais si Tu regardes autour de Toi, Tu
sauras que je suis en train de vaincre : Akbar se relève de ses ruines et je
vais reconstruire ce que Toi, en te servant des épées des Assyriens, Tu as
transformé en cendres et en poussière. « Je lutterai avec Toi
jusqu’à ce que Tu me bénisses, et que Tu bénisses les fruits de mon travail. Un
jour, Tu devras me répondre. » * Femmes et enfants
apportaient l’eau dans les champs et luttaient contre la sécheresse qui
paraissait sans fin. Un jour que le soleil implacable brillait de toute sa
force, Élie entendit ce commentaire : « Nous travaillons sans
arrêt, nous ne pensons plus aux douleurs de cette nuit-là, et nous oublions
même que les Assyriens reviendront dès qu’ils auront fini de mettre à sac Tyr,
Sidon, Byblos et toute la Phénicie. Cela nous a fait du bien. « Cependant, parce que nous
sommes très concentrés sur la reconstruction de la cité, rien ne semble changer
; nous ne voyons pas le résultat de notre effort. » Élie médita quelque temps
sur ces paroles. Il exigea désormais que, au terme de chaque journée de
travail, les gens se réunissent au pied de la Cinquième Montagne pour
contempler ensemble le coucher du soleil. Ils étaient en général
tellement fatigués qu’ils échangeaient à peine un mot, mais ils découvraient
combien il était important de laisser sa pensée errer sans but, comme les
nuages dans le ciel. Ainsi, l’anxiété abandonnait leur cœur et tous
retrouvaient la force et l’inspiration nécessaires pour le lendemain. À SON RÉVEIL, ÉLIE ANNONÇA QU’IL N’IRAIT PAS travailler. « Aujourd’hui, dans mon
pays, on célèbre le jour du Pardon. – Il n’y a pas de péché
dans ton âme, remarqua une femme. Tu as fait de ton mieux. – Mais la tradition doit
être maintenue. Et je la respecterai. » Les femmes allèrent porter
l’eau dans les champs, les vieux retournèrent à leur tâche, élever des murs et
façonner des portes et des fenêtres en bois. Les enfants aidaient à mouler les
petites briques d’argile qui, plus tard, seraient cuites dans le feu. Élie les
contempla, une joie immense dans le cœur. Ensuite, il quitta Akbar et se rendit
dans la vallée. Il marcha sans but, faisant
les prières qu’il avait apprises enfant. Le soleil n’était pas encore
complètement levé et, de là où il se trouvait, il voyait l’ombre gigantesque de
la Cinquième Montagne recouvrir une partie de la vallée. Il eut un horrible
pressentiment : cette lutte entre le Dieu d’Israël et les dieux des Phéniciens
allait se prolonger durant des générations et des millénaires. * Il se rappela qu’un soir il
était monté jusqu’au sommet de la montagne et qu’il avait conversé avec un ange
; mais, depuis qu’Akbar avait été détruite, plus jamais il n’avait entendu les
voix venant du ciel. « Seigneur, aujourd’hui
c’est le jour du Pardon, et la liste des péchés que j’ai commis envers Toi est
longue », dit-il en se tournant en direction de Jérusalem. « J’ai été faible,
parce que j’ai oublié ma propre force. J’ai été compatissant quand j’aurais dû
être dur. Je n’ai pas choisi, de crainte de prendre de mauvaises décisions.
J’ai renoncé avant l’heure, et j’ai blasphémé lorsque j’aurais dû remercier. « Cependant, Seigneur, Tes
péchés envers moi forment aussi une longue liste. Tu m’as fait souffrir plus
que nécessaire, emportant de ce monde quelqu’un que j’aimais. Tu as détruit la
cité qui m’a accueilli, Tu as fait échouer ma quête, Ta dureté m’a presque fait
oublier l’amour que j’ai pour Toi. Pendant tout ce temps, j’ai lutté avec Toi,
et Tu n’admets pas la dignité de mon combat. «Si nous comparons la liste
de mes péchés et la liste des Tiens, Tu verras que Tu as une dette envers moi. Mais,
comme aujourd’hui c’est le jour du Pardon, Tu me pardonnes et je Te pardonne,
pour que nous puissions continuer à marcher ensemble.» À ce moment le vent
souffla, et il sentit que son ange lui parlait : « Tu as bien fait, Élie. Dieu
a accepté ton combat. » Des larmes coulèrent de ses
yeux. Il s’agenouilla et embrassa le sol aride de la vallée. « Merci d’être venu, parce
que j’ai encore un doute : n’est-ce pas un péché d’agir ainsi ? » L’ange répondit : « Quand un guerrier lutte
avec son instructeur, l’offense-t-il ? – Non, c’est la seule
manière d’apprendre la technique dont il a besoin. – Alors continue jusqu’à ce
que le Seigneur t’appelle et te renvoie en Israël, reprit l’ange. Lève-toi et
continue à prouver que ta lutte a un sens, parce que tu as su traverser le
courant de l’Inévitable. Beaucoup y naviguent et font naufrage ; d’autres sont
rejetés vers des lieux qui ne leur étaient pas destinés. Mais toi, tu affrontes
la traversée avec dignité, tu sais contrôler la direction de ton bateau et tu
t’efforces de transformer la douleur en action. – Dommage que tu sois
aveugle, dit Élie. Sinon tu verrais comme les orphelins, les veuves et les
vieillards ont été capables de reconstruire une cité. Bientôt, tout redeviendra
comme avant. – J’espère que non, répliqua
l’ange. Finalement, ils ont payé le prix fort pour que leurs vies changent. » Élie sourit. L’ange avait
raison. « J’espère que tu te
comporteras comme les hommes à qui l’on offre une seconde chance : ne commets
pas deux fois la même erreur. N’oublie jamais la raison de ta vie. –
Je n’oublierai pas »,
répondit-il, content que l’ange fût revenu. LES CARAVANES N’EMPRUNTAIENT PLUS LE CHEMIN DE la vallée ; les Assyriens avaient dû détruire
les routes et modifier les voies commerciales. Chaque jour, des enfants
montaient dans la seule tour des remparts qui avait échappé à la destruction ;
ils étaient chargés de surveiller l’horizon et d’avertir au cas où les
guerriers ennemis reviendraient. Élie projetait de les
recevoir avec dignité et de leur remettre le commandement. Alors, il pourrait
partir. Mais, chaque jour qui
passait, il sentait qu’Akbar faisait partie de sa vie. Sa mission n’était
peut-être pas de chasser Jézabel du trône, mais de rester là, avec ces gens,
jusqu’à sa mort, jouant l’humble rôle de serviteur du conquérant assyrien. Il
aiderait à rétablir les voies commerciales, il apprendrait la langue de
l’ennemi et, dans ses moments de repos, il pourrait s’occuper de la
bibliothèque qui s’enrichissait de plus en plus. Ce que l’on avait pris, une
certaine nuit perdue dans le temps, pour la fin d’une cité signifiait
maintenant la possibilité de la rendre encore plus belle. Les travaux de
reconstruction comprenaient l’élargissement des rues, l’installation de toits
plus résistants, et un ingénieux système pour porter l’eau du puits jusqu’aux
endroits les plus éloignés. Son âme aussi se renouvelait ; chaque jour, il
apprenait des vieux, des enfants, des femmes, quelque chose de nouveau. Ce
groupe – qui n’avait pas abandonné Akbar en raison de l’impossibilité absolue
où il était de le faire – formait maintenant une équipe disciplinée et
compétente. « Si le gouverneur avait su
qu’ils étaient aussi utiles, il aurait inventé un autre type de défense, et
Akbar n’aurait pas été détruite. » Élie réfléchit un peu et
comprit qu’il se trompait. Akbar devait être détruite, pour que tous puissent
réveiller en eux les forces qui dormaient. DES MOIS PASSÈRENT, ET LES ASSYRIENS NE DONNAIENT pas signe de vie. Akbar était maintenant
quasi prête et Élie pouvait songer à l’avenir ; les femmes récupéraient les
morceaux d’étoffe et en confectionnaient des vêtements. Les vieux
réorganisaient les demeures et s’occupaient de l’hygiène de la cité. Les
enfants aidaient quand on les sollicitait mais, en général, ils passaient la
journée à jouer: c’est la principale obligation des enfants. Élie vivait avec le gamin
dans une petite maison en pierre, reconstruite sur le terrain de ce qui avait
été autrefois un dépôt de marchandises. Chaque soir, les habitants d’Akbar
s’asseyaient autour d’un feu sur la place principale et racontaient des
histoires qu’ils avaient entendues au cours de leur vie ; avec l’enfant, il
notait tout sur les tablettes qu’ils faisaient cuire le lendemain. La
bibliothèque grossissait à vue d’œil. La femme qui avait perdu
son fils apprenait elle aussi les caractères de Byblos. Quand il vit qu’elle
savait créer des mots et des phrases, il la chargea d’enseigner l’alphabet au
reste de la population ; ainsi, lorsque les Assyriens reviendraient, ils pourraient
servir d’interprètes ou de professeurs. « C’était justement cela
que le prêtre voulait éviter », dit un après-midi un vieux qui s’était appelé Océan, car il désirait avoir l’âme aussi vaste que
la mer. « Que l’écriture de Byblos survécût et menaçât les dieux de la
Cinquième Montagne. – Qui peut éviter
l’inévitable ? » Rétorqua-t-il. Les gens travaillaient le
jour, assistaient ensemble au coucher du soleil et contaient des histoires à la
veillée. Élie était fier de son
œuvre. Et il l’aimait de plus en plus. * Un enfant chargé de la
surveillance descendit en courant. « J’ai vu de la poussière à
l’horizon ! dit-il, excité. L’ennemi est de retour ! » Élie monta dans la tour et
constata que l’information était exacte. Il calcula qu’ils arriveraient aux portes
d’Akbar le lendemain. L’après-midi, il prévint
les habitants qu’ils ne devraient pas assister au coucher du soleil mais se
retrouver sur la place. La journée de travail terminée, il rejoignit
l’assemblée et remarqua que les gens avaient peur. « Aujourd’hui nous ne
raconterons pas des histoires du passé, et nous n’évoquerons pas les projets
d’Akbar, dit-il. Nous allons parler de nous-mêmes. » Personne ne dit mot. * « Il y a quelque temps, la pleine
lune a brillé dans le ciel. Ce jour-là, il est arrivé ce que tous nous
pressentions, mais que nous ne voulions pas accepter : Akbar a été détruite.
Lorsque l’armée assyrienne s’est retirée, nos meilleurs hommes étaient morts.
Les rescapés ont vu qu’il ne valait pas la peine de rester ici et ils ont
décidé de s’en aller. Seuls sont restés les vieillards, les veuves et les
orphelins, c’est-à-dire les bons à rien. « Regardez autour de vous ;
la place est plus belle que jamais, les bâtiments sont plus solides, la
nourriture est partagée, et tous apprennent l’écriture inventée à Byblos.
Quelque part dans cette cité se trouve une collection de tablettes sur
lesquelles nous avons inscrit nos histoires, et les générations futures se
rappelleront ce que nous avons fait. « Aujourd’hui, nous savons
que les vieux, les orphelins et les veuves sont partis aussi. Ils ont laissé
place à une bande de jeunes gens de tous âges, pleins d’enthousiasme, qui ont
donné un nom et un sens à leur vie. « À chaque moment de la reconstruction,
nous savions que les Assyriens allaient revenir. Nous savions qu’un jour il
nous faudrait leur livrer notre cité et, avec elle, nos efforts, notre sueur,
notre joie de la voir plus belle qu’avant. » La lumière du feu illumina
les larmes qui coulaient des visages. Même les enfants, qui d’habitude jouaient
pendant les réunions nocturnes, étaient attentifs à ses paroles. Élie
poursuivit : « Cela n’a pas
d’importance. Nous avons accompli notre devoir envers le Seigneur, car nous
avons accepté Son défi et l’honneur de Sa lutte. Avant cette nuit-là, Il
insistait auprès de nous, disant : “ Marche ! ” Mais nous ne l’écoutions pas.
Pourquoi ? « Parce que chacun de nous
avait déjà décidé de son propre avenir : je pensais chasser Jézabel du trône,
la femme qui maintenant s’appelle Retrouvailles voulait que son fils fût navigateur, l’homme
qui aujourd’hui porte le nom de Sagesse désirait simplement passer le reste de ses jours à boire
du vin sur la place. Nous étions habitués au mystère sacré de la vie et nous ne
lui accordions plus d’importance. « Alors le Seigneur s’est
dit : “ Ils ne veulent pas marcher ? Alors ils vont rester arrêtés très
longtemps ! ” « Et là, seulement, nous
avons compris Son message. L’acier de l’épée assyrienne a emporté nos jeunes gens,
et la lâcheté s’est emparée des adultes. Où qu’ils soient à cette heure, ils
sont encore arrêtés ; ils ont accepté la malédiction de Dieu. « Mais nous, nous avons
lutté contre le Seigneur. Comme nous avons lutté avec les hommes et les femmes que
nous aimions durant notre vie, parce que c’est le combat qui nous bénit et qui
nous fait grandir. Nous avons saisi l’opportunité de la tragédie et nous avons
accompli notre devoir envers Lui, prouvant que nous étions capables d’obéir à
l’ordre de marcher.
Même dans les pires
circonstances, nous sommes allés de l’avant. « Il y a des moments où
Dieu exige obéissance. Mais il y a des moments où Il désire tester notre
volonté et nous met au défi de comprendre Son amour. Nous avons compris cette
volonté quand les murailles d’Akbar se sont écroulées : elles ont ouvert notre
horizon et laissé chacun de nous voir de quoi il était capable. Nous avons
cessé de réfléchir à la vie, et nous avons décidé de la vivre. Le résultat a
été bon. » Élie remarqua que les yeux
se mettaient à briller. Les gens avaient compris. « Demain, je livrerai Akbar
sans lutte ; je suis libre de partir quand je veux, car j’ai accompli ce que le
Seigneur attendait de moi. Cependant, mon sang, ma sueur et mon unique amour
sont dans le sol de cette cité, et j’ai décidé de passer ici le reste de mes
jours, pour empêcher qu’elle ne soit de nouveau détruite. Que chacun prenne la
décision qu’il voudra, mais n’oubliez jamais ceci : vous êtes bien meilleurs
que vous ne le pensiez. « Vous avez saisi la chance
que la tragédie vous a donnée ; tout le monde n’en est pas capable. » Élie se leva et annonça que
la réunion était close. Il avertit l’enfant qu’il allait rentrer tard et lui
conseilla de se coucher sans l’attendre. * Il alla jusqu’au temple, le
seul monument ayant échappé à la destruction ; ils n’avaient pas eu besoin de
le reconstruire, bien que les statues des dieux aient été emportées par les
Assyriens. Respectueusement, il toucha la pierre qui marquait l’endroit où,
selon la tradition, un ancêtre avait enfoncé une baguette dans le sol et
n’était pas parvenu à la retirer. Il songea que, dans son
pays, Jézabel avait édifié des monuments comme celui-ci et qu’une partie de son
peuple se prosternait pour adorer Baal et ses divinités. De nouveau, le
pressentiment traversa son âme : la guerre entre le Seigneur d’Israël et les
dieux des Phéniciens durerait très longtemps, bien au-delà de ce que son
imagination pouvait atteindre. Comme dans une vision, il entrevit les étoiles
qui croisaient le soleil et répandaient dans les deux pays la destruction et la
mort. Des hommes qui parlaient des langues inconnues chevauchaient des animaux
d’acier et s’affrontaient en duel au milieu des nuages. « Ce n’est pas cela que tu
dois voir maintenant, car le temps n’est pas encore venu, lui dit son ange.
Regarde par la fenêtre. » Élie obéit. Dehors, la
pleine lune illuminait les maisons et les rues d’Akbar, et, bien qu’il fût
tard, il pouvait entendre les conversations et les rires de ses habitants.
Malgré le retour des Assyriens, ce peuple avait encore envie de vivre, il était
prêt à affronter une nouvelle étape de son existence. Alors, il aperçut une
silhouette et il sut que c’était la femme qu’il avait tant aimée et qui
maintenant marchait de nouveau orgueilleusement dans la cité. Il sourit et
sentit qu’elle touchait son visage. « Je suis fière,
semblait-elle dire. Akbar demeure vraiment belle. » Il eut envie de pleurer
mais il se rappela l’enfant qui jamais n’avait laissé couler une larme pour sa
mère. Il contrôla ses pleurs et se remémora les plus beaux moments de
l’histoire qu’ils avaient vécue ensemble – depuis la rencontre aux portes de la
cité jusqu’à l’instant où elle avait écrit le mot « amour » sur une tablette
d’argile. Il revit sa robe, ses cheveux, l’arête fine de son nez. « Tu m’as dit que tu étais
Akbar. Alors j’ai pris soin de toi, je t’ai guérie de tes blessures, et
maintenant je te rends à la vie. Sois heureuse avec tes nouveaux compagnons. Et
je voudrais te dire une chose : moi aussi j’étais Akbar, et je ne le savais
pas. » Il avait la certitude
qu’elle souriait. « Le vent du désert, il y a
très longtemps, a effacé nos pas sur le sable. Mais, à chaque seconde de mon
existence, je pense à ce qui s’est passé, et tu marches encore dans mes rêves
et dans ma réalité. Merci d’avoir croisé mon chemin.» Il s’endormit là, dans le
temple, sentant que la femme lui caressait les cheveux. LE CHEF DES MARCHANDS APERÇUT UN GROUPE DE GENS en guenilles au milieu de la route. Il crut
que c’étaient des brigands et demanda à tous les membres de la caravane de
s’emparer de leurs armes. « Qui êtes-vous ?
Interrogea-t-il. – Nous sommes le peuple
d’Akbar », répondit un barbu, les yeux brillants. Le chef de la caravane
remarqua qu’il parlait avec un accent étranger. « Akbar a été détruite.
Nous sommes chargés par le gouvernement de Tyr et de Sidon de localiser son
puits, afin que les caravanes puissent de nouveau emprunter cette vallée. Les
communications avec le reste du pays ne peuvent rester interrompues pour
toujours. – Akbar existe encore,
répliqua l’homme. Où sont les Assyriens ? – Le monde entier sait où
ils sont, répondit en riant le chef de la caravane. Ils rendent plus fertile le
sol de notre pays et il y a longtemps qu’ils nourrissent nos oiseaux et nos
bêtes sauvages. – Mais c’était une armée
puissante. – Une armée n’a aucun
pouvoir, si l’on sait quand elle va attaquer. Akbar a fait prévenir qu’ils
approchaient et Tyr et Sidon ont organisé une embuscade à l’autre bout de la
vallée. Ceux qui ne sont pas morts au combat ont été vendus comme esclaves par
nos navigateurs. » Les gens en haillons
applaudissaient et s’embrassaient, pleurant et riant en même temps. « Qui êtes-vous ? Répéta le
marchand. Qui es-tu? demanda-t-il en indiquant le chef. –
Nous sommes les jeunes
guerriers d’Akbar », lui fut-il répondu. LA TROISIÈME RÉCOLTE AVAIT COMMENCÉ, ET ÉLIE était le gouverneur d’Akbar. Il y avait eu beaucoup de
résistance au début – l’ancien gouverneur voulait revenir occuper son poste,
ainsi que l’ordonnait la tradition. Mais les habitants de la cité avaient
refusé de le recevoir et menacé pendant des jours d’empoisonner l’eau du puits.
L’autorité phénicienne avait finalement cédé à leurs requêtes – au bout du
compte, Akbar n’avait pas tant d’importance, sinon pour l’eau qu’elle procurait
aux voyageurs, et le gouvernement d’Israël était aux mains d’une princesse de
Tyr. En concédant le poste de gouverneur à un Israélite, les gouvernants
phéniciens pouvaient bâtir une alliance commerciale plus solide. La nouvelle parcourut toute
la région, portée par les caravanes de marchands qui s’étaient remises à
circuler. Une minorité en Israël considérait Élie comme le pire des traîtres,
mais Jézabel se chargerait en temps voulu d’éliminer cette résistance, et la
paix reviendrait dans la région. La princesse était satisfaite parce que l’un
de ses pires ennemis était devenu son meilleur allié. * La rumeur d’une nouvelle
invasion assyrienne se répandit et on releva les murailles d’Akbar. On mit au
point un nouveau système de défense, avec des sentinelles et des garnisons
disséminées entre Tyr et Akbar ; de cette manière, si l’une des cités était
assiégée, l’autre pourrait dépêcher des troupes par terre et assurer le
ravitaillement par mer. La région prospérait à vue
d’œil : le nouveau gouverneur israélite avait instauré un rigoureux contrôle
des taxes et des marchandises, fondé sur l’écriture. Les vieux d’Akbar
s’occupaient de tout, utilisaient les nouvelles techniques et résolvaient
patiemment les problèmes qui surgissaient. Les femmes partageaient
leur temps entre leur labeur et le tissage. Pendant la période d’isolement de
la cité, pour remettre en état le peu de tissus qui leur restaient, elles
avaient été obligées d’inventer de nouveaux motifs de broderie; lorsque les
premiers marchands arrivèrent, ils furent enchantés par les dessins et
passèrent de nombreuses commandes. Les enfants avaient appris
l’écriture de Byblos ; Élie était certain que cela leur serait utile un jour. Comme toujours avant la
récolte, il se promenait dans la campagne et il remerciait le Seigneur cet
après-midi-là des innombrables bénédictions qu’il avait reçues pendant toutes
ces années. Il vit les gens tenant les paniers chargés de grain, les enfants
jouant tout autour. Il leur fit signe et ils lui répondirent. Un sourire sur le visage,
il se dirigea vers la pierre où, très longtemps auparavant, il avait reçu une
tablette d’argile portant le mot « amour ». Il venait tous les jours visiter
cet endroit, pour assister au coucher du soleil et se rappeler chaque instant
qu’ils avaient passé ensemble. « LA PAROLE DU SEIGNEUR FUT
ADRESSÉE À ÉLIE, LA troisième année : “ Va, montre-toi à Achab, je
vais donner de la pluie sur la surface du sol. ” » DE LA PIERRE SUR LAQUELLE IL ÉTAIT ASSIS, ÉLIE VIT LE monde trembler autour de lui. Le ciel devint
noir pendant un moment, puis très vite le soleil se remit à briller. Il vit la lumière. Un ange
du Seigneur se tenait devant lui. « Que s’est-il passé ?
demanda Élie, effrayé. Dieu a-t-Il pardonné à Israël ? – Non, répondit l’ange. Il
veut que tu retournes libérer ton peuple. Ton combat avec Lui est terminé et, à
cet instant, Il t’a béni. Il t’a donné la permission de poursuivre Son travail
sur cette terre. » Élie était abasourdi. « Maintenant, justement
quand mon cœur vient de retrouver la paix ? – Rappelle-toi la leçon qui
t’a été enseignée une fois. Et rappelle-toi les paroles que le Seigneur adressa
à Moïse : “
Souviens-toi du chemin sur lequel le Seigneur t’a guidé, pour t’humilier, pour
te mettre à l’épreuve, pour savoir ce qui était dans ton cœur. Quand
tu auras mangé à satiété, quand tu auras construit de belles maisons pour y
habiter, quand ton troupeau et ton bétail se seront multipliés, garde-toi de
devenir orgueilleux et d’oublier le Seigneur ton Dieu. ” » Élie se tourna vers l’ange. « Et Akbar ? demanda-t-il. – Elle peut vivre sans toi,
car tu as laissé un héritier. Elle survivra de nombreuses années. » L’ange du Seigneur
disparut. ÉLIE ET L’ENFANT ARRIVÈRENT AU PIED DE LA Cinquième Montagne. Les broussailles avaient poussé entre
les pierres des autels ; depuis la mort du grand prêtre, plus personne ne
venait ici. « Nous allons monter,
dit-il. – C’est interdit. – Oui, c’est interdit. Mais
ce n’est pas dangereux pour autant. » Il le prit par la main, et
ils commencèrent à monter en direction du sommet. Ils s’arrêtaient de temps en
temps et regardaient la vallée en contrebas ; la sécheresse avait marqué le
paysage et, à l’exception des champs cultivés autour d’Akbar, le reste semblait
un désert aussi rude que les terres d’Égypte. « J’ai entendu mes amis
dire que les Assyriens allaient revenir, dit le gamin. – Peut-être, mais ce que
nous avons fait valait la peine ; c’est la manière que Dieu a choisie pour que
nous apprenions. – Je ne sais pas s’Il se donne
beaucoup de mal pour nous, remarqua l’enfant. Il n’avait pas besoin d’être
aussi sévère. – Il a dû essayer par
d’autres moyens, jusqu’à ce qu’Il découvre que nous ne L’écoutions pas. Nous étions
trop habitués à nos existences, et nous ne lisions plus Ses paroles. – Où sont-elles écrites ? – Dans le monde autour de
toi. Il suffit de faire attention à ce qui se passe dans ta vie, et tu vas
découvrir où, à chaque moment du jour, Il cache Ses paroles et Sa volonté.
Essaie d’accomplir ce qu’Il demande : c’est ta seule raison d’être en ce monde. – Si je les découvre, je
les écrirai sur les tablettes d’argile. – Fais-le. Mais écris-les
surtout dans ton cœur ; là, elles ne pourront pas être brûlées ou détruites, et
tu les emporteras où que tu ailles. » Ils marchèrent encore un
moment. Les nuages étaient maintenant tout proches. « Je ne veux pas entrer
là-dedans, dit l’enfant en les montrant du doigt. – Ils ne te causeront aucun
mal : ce ne sont que des nuages. Viens avec moi. » Il le prit par la main, et
ils montèrent. Peu à peu, ils pénétrèrent dans le brouillard ; l’enfant se
serra contre lui sans mot dire, même si, de temps en temps, Élie tentait
d’engager la conversation. Ils marchèrent parmi les rochers nus du sommet. « Retournons », pria
l’enfant. Élie décida de ne pas
insister, cet enfant avait déjà rencontré beaucoup de difficultés dans sa brève
existence et connu la peur. Il fit ce qu’il demandait ; ils sortirent de la
brume et de nouveau distinguèrent la vallée en bas. « Un jour, cherche dans la
bibliothèque d’Akbar ce que j’ai laissé écrit pour toi. Cela s’appelle Le Manuel du
guerrier de la lumière. – Je suis un guerrier de la
lumière, répliqua l’enfant. – Tu sais comment je
m’appelle ? demanda Élie. – Libération, répondit le gamin. – Assieds-toi là près de
moi, dit Élie en indiquant un rocher. Il m’est impossible d’oublier mon nom. Je
dois poursuivre ma mission, même si, en ce moment, tout ce que je désire est
rester avec toi. C’est pour cela qu’Akbar a été reconstruite ; pour nous
enseigner qu’il faut aller de l’avant, aussi difficile que cela puisse
paraître. – Tu t’en vas. – Comment le sais-tu ?
demanda-t-il, surpris. – Je l’ai écrit sur une
tablette, hier soir. Quelque chose me l’a dit ; peut-être ma mère, ou bien un
ange. Mais je le sentais déjà dans mon cœur. » Élie caressa la tête de
l’enfant. « Tu as su lire la volonté
de Dieu, dit-il, content. Alors je n’ai rien à t’expliquer. – Ce que j’ai lu, c’était
la tristesse dans tes yeux. Je n’ai pas eu de mal, certains de mes amis l’ont
perçue aussi. – Cette tristesse que vous
avez lue dans mon regard est une partie de mon histoire. Mais une petite
partie, qui ne va durer que quelques jours. Demain, quand je prendrai la
direction de Jérusalem, elle aura perdu de sa force, et peu à peu elle
disparaîtra. Les tristesses ne durent pas éternellement, lorsque nous marchons
vers ce que nous avons toujours désiré. – Faut-il toujours partir ? – Il faut toujours savoir
quand finit une étape de la vie. Si tu persistes à y demeurer au-delà du temps
nécessaire, tu perds la joie et le sens du repos. Et tu risques d’être rappelé
à l’ordre par Dieu. – Le Seigneur est dur. – Seulement avec Ses élus.
» * Élie regarda Akbar tout en bas.
Oui, Dieu pouvait parfois se montrer très dur, mais jamais au-delà de ce que
chacun pouvait endurer : l’enfant ignorait que, à l’endroit où ils étaient
assis, Élie avait reçu la visite d’un ange du Seigneur et qu’il avait appris
comment le ramener d’entre les morts. « Je vais te manquer ?
demanda-t-il. – Tu m’as dit que la
tristesse disparaissait si nous allions de l’avant, répondit le gamin. Il reste
beaucoup à faire pour rendre Akbar aussi belle que ma mère le mérite. Elle se
promène dans ses rues. – Reviens ici lorsque tu
auras besoin de moi. Et regarde en direction de Jérusalem : j’y serai,
cherchant à donner un sens à mon nom, Libération. Nos cœurs sont liés à tout jamais. – C’est pour cela que tu
m’as amené en haut de la Cinquième Montagne ? Pour que je puisse voir Israël ? – Pour que tu voies la
vallée, la cité, les autres montagnes, les rochers et les nuages. Le Seigneur
avait coutume d’ordonner à Ses prophètes de se rendre sur les montagnes pour
converser avec Lui. Je me suis toujours demandé pourquoi, et maintenant je
comprends la réponse : du sommet, nous sommes capables de voir tout petit. Nos
gloires et nos chagrins perdent leur importance. Ce que nous avons gagné ou
perdu est resté là en bas. Du haut de la montagne, tu peux voir comme le monde
est vaste et comme l’horizon s’étend loin. » L’enfant regarda tout
autour. Du haut de la Cinquième Montagne, il percevait l’odeur de la mer qui
baignait les plages de Tyr. Il entendait le vent du désert qui soufflait
d’Égypte. « Un jour, je gouvernerai Akbar,
dit-il à Élie. Je connais ce qui est grand, mais je connais aussi chaque recoin
de la cité. Je sais ce qu’il faut transformer. – Alors, transforme-le. Ne
laisse pas les choses se figer. – Dieu ne pouvait-Il pas
choisir une meilleure manière de nous montrer tout cela? À un moment, j’ai
pensé qu’Il était mauvais. » Élie resta silencieux. Il
se rappelait une conversation qu’il avait eue, des années auparavant, avec un
prophète lévite, alors qu’ils attendaient que les soldats de Jézabel viennent
les mettre à mort. « Dieu peut-Il être mauvais
? Insista l’enfant. – Dieu est tout-puissant,
répondit Élie. Il peut tout, et rien ne Lui est interdit ; sinon, cela
signifierait qu’il existe quelqu’un de plus puissant et de plus grand que Lui
pour l’empêcher de faire certaines choses. En ce cas, je préférerais adorer et
révérer ce quelqu’un plus puissant. » Il s’interrompit quelques
instants, pour que le gamin pénètre bien le sens de ses propos. Puis il reprit
: « Cependant, dans Son
infini pouvoir, Il a choisi de faire seulement le Bien. Si nous parvenons
jusqu’à la fin de notre histoire, nous verrons que très souvent le Bien a
l’apparence du Mal mais qu’il reste le Bien et fait partie du plan qu’Il a créé
pour l’humanité. » Il prit le garçon par la
main et ils s’en retournèrent en silence. * Cette nuit-là, l’enfant
dormit serré contre lui. Dès que le jour commença à poindre, Élie l’écarta
délicatement de sa poitrine pour ne pas le réveiller. Ensuite, il s’habilla du
seul vêtement qu’il possédait et sortit. Sur le chemin, il ramassa un morceau
de bois et s’en fit un bâton. Il avait l’intention de ne jamais s’en séparer :
c’était le souvenir de son combat avec Dieu, de la destruction et de la
reconstruction d’Akbar. Sans regarder en arrière,
il prit la direction d’Israël. Épilogue CINQ ANS PLUS TARD, L’ASSYRIE ENVAHIT DE NOUVEAU le pays, cette fois avec une armée plus
professionnelle et des généraux plus compétents. Toute la Phénicie tomba sous la
domination du conquérant étranger, à l’exception de Tyr et de Sarepta, que ses
habitants dénommaient Akbar. L’enfant se fit homme,
gouverna la cité et fut considéré comme un sage par ses contemporains. Il
mourut âgé, entouré des êtres qu’il chérissait, et disant toujours qu’ « il
fallait garder la cité belle et forte, parce que sa mère se promenait encore
dans ces rues ». Grâce à un système de défense développé conjointement, Tyr et
Sarepta ne furent occupées par le roi assyrien Sennachérib qu’en 701 avant
Jésus-Christ, presque cent soixante ans après les faits relatés dans ce livre. Mais les cités phéniciennes
ne retrouvèrent jamais leur importance ; elles subirent dès lors une succession
d’invasions – par les néo-Babyloniens, les Perses, les Macédoniens, les
Séleucides, et enfin les Romains. Pourtant elles ont continué d’exister jusqu’à
nos jours, parce que, selon la tradition antique, le Seigneur ne choisissait
jamais par hasard les lieux qu’Il désirait voir habités. Tyr, Sidon et Byblos
font toujours partie du Liban, qui est aujourd’hui encore un champ de bataille. ÉLIE RETOURNA EN ISRAËL ET RÉUNIT LES PROPHÈTES sur le mont Carmel. Là, il leur demanda de se
séparer en deux groupes : ceux qui adoraient Baal, et ceux qui croyaient dans
le Seigneur. Suivant les instructions de l’ange, il offrit un bouvillon aux
premiers et leur enjoignit de prier à grands cris leur dieu de recevoir le
sacrifice. La Bible raconte : « À midi, Élie se
moqua d’eux et dit : “ Criez plus fort, c’est un dieu ; peut-être qu’il médite,
ou qu’il est en voyage, ou qu’il dort. ” Ils
crièrent plus fort et, selon leur coutume, se tailladèrent à coups de couteaux
et de lances, mais il n’y eut ni voix, ni personne qui répondît, ni aucune
réaction. » Alors Élie saisit l’animal
et l’offrit selon les instructions de l’ange du Seigneur. À ce moment, le feu
du ciel descendit et « dévora l’holocauste, le bois, les pierres ». Quelques minutes plus tard, une pluie
abondante tomba, mettant fin à quatre années de sécheresse. À partir de cet instant,
une guerre civile éclata. Élie fit exécuter les prophètes qui avaient trahi le
Seigneur, et Jézabel le recherchait partout pour le faire mettre à mort. Mais
il se réfugia sur le flanc ouest de la Cinquième Montagne, qui donnait vers
Israël. Des gens venus de Syrie
envahirent le pays et tuèrent le roi Achab, époux de la princesse de Tyr, d’une
flèche qui pénétra accidentellement par une ouverture de son armure. Jézabel se
réfugia dans son palais et, après quelques soulèvements populaires, après
l’ascension et la chute de plusieurs gouvernants, elle finit par être capturée.
Elle préféra se jeter par la fenêtre plutôt que de se livrer aux hommes envoyés
pour l’arrêter. Élie demeura dans la
montagne jusqu’à la fin de ses jours. La Bible raconte qu’un certain soir,
tandis qu’il conversait avec Élisée, le prophète qu’il avait désigné comme son
successeur, « un
char de feu et des chevaux de feu les séparèrent l’un de l’autre ; et Élie
monta au ciel dans la tempête». QUELQUE HUIT CENTS ANS PLUS TARD, JÉSUS INVITE Pierre, Jacques et Jean à gravir une
montagne. L’évangéliste Matthieu raconte que « [Jésus] fut transfiguré
devant eux ; son visage resplendit comme le soleil et ses habits devinrent
blancs comme la lumière. Et voici que leur apparurent Moïse et Élie qui
s’entretenaient avec lui ». Jésus demande aux apôtres
de ne pas raconter cette vision tant que le Fils de l’homme ne sera pas
ressuscité des morts, mais ils rétorquent que cela ne se produira que lorsque
Élie reviendra. Matthieu (17, 10-13) relata
la suite de l’histoire: « Et les disciples
l’interrogèrent : “ Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’Élie doit venir
d’abord ? ” Jésus
répondit alors : “ Certes, Élie va venir et il rétablira tout ; mais, je vous
le déclare, Élie est déjà venu et, au lieu de le reconnaître, ils ont fait de
lui tout ce qu’ils ont voulu. ” Alors
les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste. » |