LE PETIT PRINCE
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DEDICACE À Léon Wherth quand il était enfant |
Je demande pardon aux enfants d'avoir dédié ce livre à une grande personne. J'ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j'ai au monde. J'ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J'ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d'être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l'enfant qu'a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d'abord été des enfants. (Mais peu d'entre elles s'en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace |
Lorsque j'avais six ans j'ai vu, une fois,
une magnifique image, dans un livre sur la Forêt Vierge qui s'appelait
"Histoires Vécues". Ca représentait un serpent boa qui avalait un
fauve. Voilà la copie du dessin.
On disait dans le livre: "Les serpents
boas avalent leur proie tout entière, sans la mâcher. Ensuite ils ne peuvent
plus bouger et ils dorment pendant les six mois de leur digestion".
J'ai alors beaucoup réfléchi sur les
aventures de la jungle et, à mon tour, j'ai réussi, avec un crayon de couleur,
à tracer mon premier dessin. Mon
dessin numéro 1. Il était comme ça:
J'ai montré mon chef d'oeuvre aux grandes
personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur.
Elles m'ont répondu: "Pourquoi un
chapeau ferait-il peur?"
Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il
représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J'ai alors dessiné
l'intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre.
Elles ont toujours besoin d'explications. Mon dessin numéro 2 était comme ça:
Les grandes personnes m'ont conseillé de
laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés, et de
m'intéresser plutôt à la géographie, à l'histoire, au calcul et à la grammaire.
C'est ainsi que j'ai abandonné, à l'âge de six ans, une magnifique carrière de
peinture. J'avais été découragé par l'insuccès de mon dessin numéro 1 et de mon
dessin numéro 2. Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes
seules, et c'est fatigant, pour les enfants, de toujours leur donner des
explications.
J'ai donc dû choisir un autre métier et j'ai
appris à piloter des avions. J'ai volé un peu partout dans le monde. Et la
géographie, c'est exact, m'a beaucoup servi. Je savais reconnaître, du premier
coup d'oeil, la Chine de l'Arizona. C'est utile, si l'on est égaré pendant la
nuit.
Quand j'en rencontrais une qui me paraissait
un peu lucide, je faisait l'expérience sur elle de mon dessin no.1 que j'ai
toujours conservé. Je voulais savoir si elle était vraiment compréhensive. Mais
toujours elle me répondait: "C'est un chapeau." Alors je ne lui
parlais ni de serpents boas, ni de forêts vierges, ni d'étoiles. Je me mettais
à sa portée. Je lui parlais de bridge, de golf, de politique et de cravates. Et
la grande personne était bien contente de connaître un homme aussi raisonnable.
DEDICACE - INDEX - CHAPITRE II
J'ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui
parler véritablement, jusqu'à une panne dans le désert du Sahara, il y a six
ans. Quelque chose s'était cassé dans mon moteur, Et comme je n'avais avec moi
ni méchanicien, ni passagers, je me préparai à essayer de réussir, tout seul,
une réparation difficile. C'était pour moi une question de vie ou de mort.
J'avais à peine de l'eau à boire pour huit jours.
Le premier soir je me suis donc endormi sur
le sable à mille milles de toute terre habitée. J'étais bien plus isolé qu'un
naufragé sur un rideau au milieu de l'océan. Alors vous imaginez ma surprise,
au levé du jour, quand une drôle de petite voix m'a réveillé. Elle disait:
-S'il vous plaît... dessine-moi un mouton!
-Hein!
-Dessine-moi un mouton...
J'ai sauté sur mes pieds comme si j'avais été
frappé par la foudre. J'ai bien frotté mes yeux. J'ai bien regardé. Et j'ai vu
un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement.
Voilà le meilleur portrait que, plus tard, j'ai réussi à faire de lui. Mais mon
dessin, bien sûr, est beaucoup moins ravissant que le modèle. Ce n'est pas de
ma faute. J'avais été découragé dans ma carrière de peintre par les grandes
personnes, à l'age de six ans, et je n'avais rien appris à dessiner, sauf les
boas fermés et les boas ouverts.
Je regardai donc cette apparition avec des
yeux tout ronds d'étonnement. N'oubliez pas que je me trouvais à mille milles
de toute région habitée. Or mon petit bonhomme ne me semblait ni égaré, ni mort
de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Il n'avait en
rien l'apparence d'un enfant perdu au milieu du désert, à mille milles de toute
région habitée. Quand je réussis enfin de parler, je lui dis:
-Mais qu'est-ce que tu fais là?
Et il me répéta alors, tout doucement, comme
une chose très sérieuse:
-S'il vous plaît... dessine-moi un mouton...
Quand le mystère est trop impressionnant, on
n'ose pas désobéir. Aussi absurde que cela me semblaît à mille milles de tous
les endroits habités et en danger de mort, je sortis de ma poche une feuille de
papier et un stylographe. Mais je me rappelai alors que j'avais surtout étudié
la géographie, l'histoire, le calcul et la grammaire et je dis au petit
bonhomme (avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais pas dessiner. Il me
répondit:
-Ca ne fait rien. Dessine-moi un mouton.
Comme je n'avais jamais dessiné un mouton je
refis, pour , un des deux seuls dessins dont j'étais capable. Celui du boa
fermé. ET je fus stupéfait d'entendre le petit bonhomme me répondre:
-Non! Non! Je ne veux pas d'un éléphant dans
un boa. Un boa c'est très dangereux, et un éléphant c'est très encombrant. Chez
moi c'est tout petit. J'ai besoin d'un mouton. Dessine-moi un mouton.
Alors j'ai dessiné.
Il regarda attentivement, puis:
-Non! Celui-là est déjà très malade. Fais-en
un autre.
Je dessinai:
Mon ami sourit gentiment, avec indulgence:
-Tu vois bien... ce n'est pas un mouton,
c'est un bélier. Il a des cornes...
Je refis donc encore mon dessin: Mais il fut
refusé, comme les précédents:
-Celui-là est trop vieux. Je veux un mouton
qui vive longtemps.
Alors, faute de patience, comme j'avais hâte
de commencer le démontage de mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci.
Et je lançai:
-Ca c'est la caisse. le mouton que tu veux
est dedans.
Mais je fus bien surpris de voir s'illuminer
le visage de mon jeune juge: -C'est tout à fait comme ça que je le voulais!
Crois-tu qu'il faille beaucoup d'herbe à ce mouton?
-Pourquoi?
-Parce que chez moi c'est tout petit...
-Ca suffira sûrement. Je t'ai donné un tout
petit mouton.
Il pencha la tête vers le dessin:
-Pas si petit que ça... Tiens! Il s'est
endormi...
ET c'est ainsi que je fis la connaissance du
petit prince.
PREMIER
CHAPITRE - INDEX - CHAPITRE
III
Il me fallut longtemps pour comprendre d'où
il venait. Le petit prince, qui me posait beaucoup de questions, ne semblait
jamais entendre les miennes. Ce sont des mots prononcés par hasard qui, peu à
peu, m'ont tout révélé. Ainsi, quand il aperçu pour la première fois mon avion
(je ne dessinerai pas mon avion, c'est un dessin beaucoup trop compliqué pour moi)
il me demanda:
-Qu'est ce que c'est que cette chose-là?
-Ce n'est pas une chose. Ca vole. C'est un
avion. C'est mon avion.
Et j'étais fier de lui apprendre que je
volais. Alors il s'écria:
-Comment! tu es tombédu ciel!
-Oui, fis-je modestement.
-Ah! ça c'est drôle...
Et le petit prince eut un très joli éclat de
rire qui m'irrita beaucoup. Je désire que l'on prenne mes malheurs au sérieux.
Puis il ajouta:
-Alors, toi aussi tu viens du ciel! De quelle
planète es-tu?
J'entrevis aussitôt une lueur, dans le
mystère de sa présence, et j'interrogeai brusquement:
-Tu viens donc d'une autre planète?
Mais il ne me répondit pas. Il hochait la
tête doucement tout en regardant mon avion:
-C'est vrai que, là-dessus, tu ne peux pas
venir de bien loin...
Et il s'enfonça dans une rêverie qui dura
longtemps. Puis, sortant mon mouton de sa poche, il se plongea dans la
contemplation de son trésor.
Vous imaginez combien j'avais pu être
intrigué par cette demi-confidence sur "les autres planètes". Je
m'efforçai donc d'en savoir plus long:
-D'où viens-tu mon petit bonhomme? Où est-ce
"chez toi"? Où veux-tu emporter mon mouton?
Il me répondit après un silence méditatif:
-Ce qui est bien, avec la caisse que tu m'as
donnée, c'est que, la nuit, ça lui servira de maison.
-Bien sûr. Et si tu es gentil, je te donnerai
aussi une corde pour l'attacher pendant le jour. Et un piquet.
La proposition parut choquer le petit prince:
-L'attacher? Quelle drôle d'idée!
-Mais si tu ne l'attaches pas, il ira
n'importe où, et il se perdra...
Et mon ami eut un nouvel éclat de rire:
-Mais où veux-tu qu'il aille!
-N'importe où. Droit devant lui...
Alors le petit prince remarqua gravement:
-Ca ne fait rien, c'est tellement petit, chez
moi!
Et, avec un peu de mélancolie, peut-être, il
ajouta:
-Droit devant soi on ne peut pas aller bien
loin...
CHAPITRE II - INDEX - CHAPITRE IV
J'avais ainsi appris une seconde chose très
importante: C'est que sa planète d'origine était à peine plus grande qu'une
maison!
Ca ne pouvait pas m'étonner beaucoup. Je
savais bien qu'en dehors des grosses planètes comme la Terre, Jupiter, Mars,
Vénus, auxquelles on a donné des noms, il y en a des centaines d'autres qui
sont quelque-fois si petites qu'on a beaucoup de mal à les apercevoir au
téléscope. Quand un astronome découvre l'une d'elles, il lui donne pour nom un
zéro. Il l'appelle par example: "l'astéroide 3251."
J'ai de sérieuses raisons de croire que la
planète d'ou venait le petit prince est l'astéroide B 612.
Cet astéroide n'a été aperçu qu'une fois au
télescope, en 1909, par un astronome turc.
Il avait fait alors une grande démonstration
de sa découverte à un Congrès International d'Astronomie.
Mais personne ne l'avait cru à cause de son
costume. Les grandes personnes sont comme ça.
Heureusement, pour la réputation de
l'astéroide B 612 un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de
s'habiller à l'Européenne. L'astronome refit se démonstration en 1920, dans un
habit très élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis.
Si je vous ai raconté ces détails sur
l'astéroide B 612 et si je vous ai confié son numéro, c'est à cause des grandes
personnes. Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez
d'un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l'essentiel. Elles ne
vous disent jamais: "Quel est le son de sa voix? Quels sont les jeux qu'il
préfère? Est-ce qu'il collectionne les papillons?" Elles vous demandent:
"Quel âge a-t-il? Combien a-t-il de frères? Combien pèse-t-il? Combien
gagne son père?" Alors seulement elles croient le connaître. Si vous dites
aux grandes personnes: "J'ai vu une belle maison en briques roses, avec
des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit..." elles ne
parviennent pas à s'imaginer cette maison. Il faut leur dire: "J'ai vu une
maison de cent mille francs." Alors elles s'écrient: "Comme c'est joli!"
Ainsi, si vous leur dites: "La preuve
que le petit prince a éxisté c'est qu'il était ravissant, et qu'il voulait un
mouton. Quand on veut un mouton, c'est la preuve qu'on existe" elles
hausseront les épaules et vous traiteront d'enfant! Mais si vous leur dites:
"La planète d'où il venait est l'astéroide B 612" alors elles seront
convincues, et elles vous laisseront tranquille avec leurs questions. Elles
sont comme ça. Il ne faut pas leur en vouloir. les enfants doivent être très
indulgents envers les grandes personnes.
Mais, bien sûr, nous qui comprenons la vie,
nous nous moquons bien des numéros! J'aurais aimé commencer cette histoire à la
façon des contes de fées. J'aurais aimé dire:
"Il était une fois un petit prince qui
habitait une planète à peine plus grande que lui, et qui avait besoin d'un
ami..." Pour ceux qui comprennent la vie, ça aurait eu l'air beaucoup plus
vrai.
Car je n'aime pas qu'onlise mon livre à la
légère, J'éprouve tant de chagrin à raconter ces souvenirs. Il y a six ans déjà
que mon ami s'en est allé avec son mouton. Si j'essaie ici de le décrire, c'est
afin de ne pas l'oublier. C'est triste d'oublier un ami. Tout le monde n'a pas
eu un ami. Et je puis devenir comme les grandes personnes qui ne s'intéressent
plus qu'aux chiffres. C'est donc pour ça encore que j'ai acheté une boîte de
couleurs et des crayons. C'est dur de se remettre au dessin, à mon âge, quand
on n'a jamais fait d'autres tentatives que celle d'un boa fermé et celle d'un
boa ouvert, à l'âge de six ans! J'essayerais bien sûr, de faire des portraits
le plus ressemblants possible. Mais je ne suis pas tout à fait certain de
réussir. Un dessin va, et l'autre ne ressemble plus. Je me trompe un peu aussi
sur la taille. Ici le petit prince est trop grand. Là il est trop petit. J'hésite
aussi sur la couleur de son costume. Alors je tâtonne comme ci et comme ça,
tant bien que mal. Je me tromperai enfin sur certains détails plus importants.
Mais ça, il faudra me le pardonner. Mon ami ne donnait jamais d'explications.
Il me croyait peut-être semblable à lui. Mais moi, malheureusement, je ne sais
pas voir les moutons à travers les caisses. Je suis peut-être un peu comme les
grandes personnes. J'ai dû vieillir.
CHAPITRE III- INDEX - CHAPITRE IV
Chaque jour j'apprennais quelque chose sur la
planète, sur le départ, sur le voyage. Ca venait tout doucement, au hasard des
réflexions. C'est ainsi que, le troisième jour, je connus le drame des baobabs.
Cette fois-ci encore fut grâce au mouton, car
brusquement le petit prince m'interrogea, comme pris d'un doute grave:
-C'est bien vrai, n'est-ce pas, que les
moutons mangent les arbustes?
-Oui. C'est vrai.
-Ah! Je suis content.
Je ne compris pas pourquoi il était si
important que les moutons mangeassent les arbustes. Mais le petit prince
ajouta:
-Par conséquent ils mangent aussi les
baobabs?
Je fis remarquer au petit prince que les
baobabs ne sont pas des arbustes, mais des arbres grand comme des églises et
que, si même il emportait avec lui tout un troupeau d'éléphants, ce troupeau ne
viendrait pas à bout d'un seul baobab.
L'idée du troupeau d'éléphants fit rire le
petit prince:
-Il faudrait les mettre les uns sur les
autres...
Mais il remarqua avec sagesse:
-Les baobabs, avant de grandir, ça commence
par être petit.
-C'est exact! Mais pourquoi veux-tu que tes
moutons mangent les petits baobabs?
Il me répondit: "Ben! Voyons!"
comme il s'agissait là d'une évidence. Et il me fallut un grand effort
d'intelligence pour comprendre à moi seul ce problème.
Et en effet, sur la planète du petit prince,
il y avait comme sur toutes les planètes, de bonnes herbes et de mauvaises
herbes. Par conséquent de bonnes graines de bonnes herbes et de mauvaises
graines de mauvaises herbes. Mais les graines sont invisibles. Elles dorment
dans le secrèt de la terre jusqu'à ce qu'il prenne fantaisie à l'une d'elles de
se réveiller. Alors elle s'étire, et pousse d'abord timidement vers le soleil
une ravissante petite brindille de radis ou de rosier, on peut la laisser
pousser comme elle veut. Mais s'il s'agit d'une mauvaise plante, il faut
arracher la plante aussitôt, dès qu'on a su la reconnaître. Or il y avait des
graines terribles sur la planète du petit prince... c'étaient les graines de
baobabs. le sol de la planète en était infesté. Or un baobab, si l'on si prend
trop tard, on ne peut jamais plus s'en débarasser. Il encombre toute la
planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si
les baobabs sont trop nombreux, ils la font éclater.
"C'est une question de discipline, me
disait plus tard le petit prince. Quand on a terminé sa toilette du matin, il
faut faire soigneusement la toilette de la planète. Il faut s'astreindre
réguliérement à arracher les baobabs dès qu'on les distingue d'avec les rosiers
auxquels ils se rassemblent beaucoup quand ils sont très jeunes. C'est un travail très ennuyeux, mais très
facile."
Et un jour il me conseilla de m'appliquer à
réussir un beau dessin, pour bien faire entrer ça dans la tête des enfants de
chez moi. "S'ils voyagent un jour, me disait-il, ça pourra leur servir. Il
est quelquefois sans inconvénient de remettre à plus tard son travail. Mais,
s'il s'agit des baobabs, c'est toujours une catastrophe. J'ai connu une
planète, habitée par un paresseux. Il avait négligé trois arbustes..."
Et, sur les indications du petit prince, j'ai
dessiné cette planète-là. Je n'aime guère prendre le ton d'un moraliste. Mais
le danger des baobabs est si peu connu, et les risques courus par celui qui
s'égarerait dans un astéroïde sont si considérables, que, pour une fois, je
fais exception à ma réserve. Je dis: "Enfants! Faites attention aux
baobabs!" C'est pour avertir mes amis du danger qu'ils frôlaient depuis
longtemps, comme moi-même, sans le connaître, que j'ai tant travaillé ce
dessin-là. la leçon que je donnais en valait la peine. Vous vous demanderez
peut-être: Pourquoi n'y a-t-il pas dans ce livre, d'autres dessins aussi
grandioses que le dessin des baobabs? La réponse est bien simple: J'ai essayé
mais je n'ai pas pu réussir. Quand j'ai dessiné les baobabs j'ai été animé par
le sentiment de l'urgence.
CHAPITRE
IV - INDEX - CHAPITRE
VI
Ah! petit prince, j'ai compris, peu à peu,
ainsi, ta petite vie mélancolique. Tu n'avais eu longtemps pour ta distraction
que la douceur des couchers du soleil. J'ai appris ce détail nouveau, le
quatrième jour au matin, quand tu m'as dit:
-J'aime bien les couchers de soleil. Allons
voir un coucher de soleil...
-Mais il faut attendre...
-Attendre quoi?
-Attendre que le soleil se couche.
Tu as eu l'air très surpris d'abord, et puis
tu as ri de toi-même. Et tu m'as dit:
-Je me crois toujours chez moi!
En effet. Quand il est midi aux Etats-Unis,
le soleil, tout le monde sait, se couche sur la France. Il suffirait de pouvoir
aller en France en une minute pour assister au coucher de soleil.
Malheureusement la France est bien trop éloignée. Mais, sur ta si petite
planète, il te suffirait de tirer ta chaise de quelques pas. Et tu regardais le
crépuscule chaque fois que tu le désirais...
-Un jour, j'ai vu le soleil se coucher
quarrante-trois fois!
Et un peu plus tard tu ajoutais:
-Tu sais... quand on est tellement triste on
aime les couchers de soleil...
-Le jour des quarante-trois fois tu étais
donc tellement triste? Mais
le petit prince ne répontit pas.
CHAPITRE V - INDEX - CHAPITRE VII
:
Le cinquième jour, toujours grâce au mouton,
ce secrèt de la vie du petit prince me fut révélé. Il me demanda avec
brusquerie, sans préambule, comme le fruit d'un problème longtemps médité en
silence:
-Un mouton, s'il mange les arbustes, il mange
aussi les fleurs?
-Un mouton mange tout ce qu'il rencontre.
-Même les fleurs qui ont des épines?
-Oui. Même les fleurs qui ont des épines.
-Alors les épines, à quoi servent-elles?
Je ne le savais pas. J'étais alors très
occupé à essayer de dévisser un boulon trop serré de mon moteur. J'étais très
soucieux car ma panne commençait de m'apparaître comme très grave, et l'eau à
boire qui s'épuisait me faisait craindre le pire.
-Les épines, à quoi servent-elles?
Le petit prince ne renonçait jamais à une
question, une fois qu'il l'avait posée. J'étais irrité par mon boulon et je
répondis n'importe quoi:
-Les épines, ça ne sert à rien, c'est de la
pure méchanceté de la part des fleurs!
-Oh!
Mais après un silence il me lança, avec une
sorte de rancune:
-Je ne te crois pas! les fleures sont
faibles. Elles sont naives. Elles se rassurent comme elles peuvent. Elles se
croient terribles avec leurs épines...
Je ne répondis rien. A cet instant-là je me
disais: "Si ce boulon résiste encore, je le ferai sauter d'un coup de
marteau." Le petit prince dérangea de nouveau mes reflexions:
-Et tu crois, toi, que les fleurs...
-Mais non! Mais non! Je ne crois rien! J'ai
répondu n'importe quoi. Je m'occupe, moi, des choses sérieuses!
Il me regarda stupéfiait.
-De choses sérieuses!
Il me voyait, mon marteau à la main, et les
doigts noirs de cambouis, penché sur un objet qui lui semblait très laid.
-Tu parles comme les grandes personnes!
Ca me fit un peu honte. Mais, impitoyable, il
ajouta:
-Tu confonds tout... tu mélanges tout!
Il était vraiment très irrité. Il secouait au
vent des cheveux tout dorés:
-Je connais une planète où il y a un Monsieur
cramoisi. Il n'a jamais respiré une fleur. Il n'a jamais regardé une étoile. Il
n'a jamais aimé personne. Il n'a jamais rien fait d'autre que des additions. Et
toute la journée il répète comme toi: "Je suis un homme sérieux! Je suis
un homme sérieux!" et ça le fait gonfler d'orgueil. Mais ce n'est pas un
homme, c'est un champignon!
-Un quoi?
-Un champignon!
Le petit prince était maintenant tout pâle de
colère.
-Il y a des millions d'années que les fleures
fabriquent des épines. Il y a des millions d'années que les moutons mangent
quand même les fleurs. Et ce n'est pas sérieux de chercher à comprendre
pourquoi elles se donnent tant de mal pour se fabriquer des épines qui ne
servent jamais à rien? Ce n'est pas important la guerre des moutons et des
fleurs? Ce n'est pas sérieux et plus important que les additions d'un gros
Monsieur rouge? Et si je connais, moi, une fleur unique au monde, qui n'existe
nulle part, sauf dans ma planète, et qu'un petit mouton peut anéantir d'un seul
coup, comme ça, un matin, sans se rendre compte de ce qu'il fait, ce n'est pas
important ça?
Il rougit, puis reprit:
-Si quelqu'un aime une fleure qui n'existe
qu'à un exemplaire dans les millions d'étoiles, ça suffit pour qu'il soit
heureux quand il les regarde. Il se dit: "Ma fleur est là quelque
part..." Mais si le mouton mange la fleur, c'est pour lui comme si,
brusquement, toutes les étoiles s'éteignaient! Et ce n'est pas important ça!
Il ne put rien dire de plus. Il éclata
brusquement en sanglots. la nuit était tombée. J'avais lâché mes outils. Je me
moquais bien de mon marteau, de mon boulon, de la soif et de la mort. Il y
avait sur une étoile, une planète, la mienne, la Terre, un petit prince à
consoler! Je le pris dans les bras. Je le berçai. Je lui disais: "La fleur
que tu aimes n'est pas en danger... Je lui dessinerai une muselière, à ton
mouton... Je te dessinerais une armure pour ta fleur... Je..." Je ne
savais pas trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. Je ne savais comment
l'atteindre, où le rejoindre... C'est tellement mystérieux, le pays des larmes.
CHAPITRE
VI - INDEX
- CHAPITRE VIII
Et
elle, qui avait travaillé avec tant de précision, dit en bâillant:
-Ah!
Je me réveille à peine... Je vous demande pardon... Je suis encore toute
décoifée...
Le
petit prince, alors, ne put contenir son admiration:
-N'est-ce
pas, répondit doucement la fleur. Et je suis née en même temps que le soleil...
Le
petit prince devina bien qu'elle n'était pas trop modeste, mais elle était si
émouvante!
Et
le petit prince, tout confus, ayant été chercher un arrosoir d'eau fraîche,
avait servi la fleur.
-Ils
peuvent venir, les tigres, avec leurs griffes!
-Je
ne suis pas une herbe, avait doucement répondu la fleur.
-Je
ne crains rien des tigres, mais j'ai horreur des courrants d'air. Vous
n'auriez pas un paravent?
-J'allais
le chercher mais vous me parliez!
Alors
elle avait forcé sa toux pour lui infliger quand même des remords.
CHAPITRE
VII - INDEX
- CHAPITRE
IX
Je crois qu'il profita, pour son évasion,
d'une migration d'oiseaux sauvages. Au matin du départ il mit sa planète bien
en ordre. Il ramona soigneusement ses volcans en activité. Il possédait deux
volcans en activité. Et c'était bien commode pour faire chauffer le petit
déjeuner du matin. Il possédait aussi un volcan étent. Mais, comme il disait,
"On ne sais jamais!" Il ramona donc également le volcan éteint. S'ils
sont bien ramonés, les volcans brûlent doucement et régulièrement, sans
éruptions. les éruptions volcaniques sont comme des feux de cheminée.
Evidemment sur notre terre nous sommes beaucoup trop petits pour ramoner nos
volcans. C'est pourquoi ils nous causent tant d'ennuis.
Le petit prince arracha aussi, avec un peu de
mélancolie, les dernières pousses de baobabs. Il croyait ne plus jamais devoir
revenir. Mais tout ces travaux familiers lui parurent, ce matin-là, extrèmement
doux. Et, quand il arrosa une dernière fois la fleur, et se prépara à la mettre
à l'abri sous son globe, il se découvrit l'envie de pleurer.
-Adieu, dit-il à la fleur.
Mais elle ne lui répondit pas.
_Adieu,
répéta-t-il.
La fleur toussa. Mais ce n'était pas à cause
de son rhume.
-J'ai été sotte, lui dit-elle enfin. Je te
demande pardon. Tâche d'être heureux.
Il fut surpris par l'absence de reproches. Il
restait là tout déconcentré, le globe en l'air. Il ne comprennait pas cette
douceur calme.
-Mais oui, je t'aime, lui dit la fleur. Tu
n'en a rien su, par ma faute. Cela n'a aucune importance. Mais tu as été aussi
sot que moi. Tâche d'être heureux... Laisse ce globe tranquille. Je n'en veux
plus.
-Mais le vent...
-Je ne suis pas si enrhumée que ça... L'air
frais de la nuit me fera du bien. Je suis une fleur.
-Mais les bêtes...
-Il faut bien que je supporte deux ou trois
chenilles si je veux connaître les papillons. Il paraît que c'est tellement
beau. Sinon qui me rendra visite? Tu seras loin, toi. Quant aux grosses bêtes,
je ne crains rien. J'ai mes griffes.
Et elle montrait naivement ses quatre épines.
Puis elle ajouta:
-Ne traîne pas comme ça, c'est agaçant. Tu as
décidé de partir. Va-t'en.
Car elle ne voulait pas qu'il la vît pleurer.
C'était une fleur tellement orgueilleuse...
Il se trouvait dans la région des astéroïdes
325, 326, 327, 328, 329 et 330. Il commença donc par les visiter pour y
chercher une occupation et pour s'instruire.
La première était habitée par un roi. le roi
siégeait, habillé de pourpre et d'hermine, sur un trône très simple et
cependant majesteuex.
-Ah! Voilà un sujet, s'écria le roi quand il
aperçut le petit prince.
Et le petit prince se demanda:
-Comment peut-il me connaître puisqu'il ne
m'a encore jamais vu!
Il ne savait pas que, pour les rois, le monde
est très simplifié. Tous les hommes sont des sujets.
-Approche-toi que je te voie mieux, lui dit
le roi qui était tout fier d'être roi pour quelqu'un.
Le petit prince chercha des yeux où
s'asseoir, mais la planète était toute encombrée par le magnifique manteau
d'hermine. Il resta donc debout, et, comme il était fatigué, il bâilla.
-Il est contraire à l'étiquette de bâiller en
présence d'un roi, lui dit le monarque. Je te l'interdis.
-Je ne peux pas m'en empêcher, répondit le
petit prince tout confus. J'ai fait un long voyage et je n'ai pas dormi...
-Alors, lui dit le roi, je t'ordonne de
bâiller. Je n'ai vu personne bâiller depuis des années. les bâillements sont
pour moi des curiosités. Allons! bâille encore. C'est un ordre.
-Ca m'intimide... je ne peux plus... fit le
petit prince tout rougissant.
-Hum! Hum! répontit le roi. Alors je... je
t'ordonne tantôt de bâiller et tantôt de...
Il bredouillait un peu et paraissait vexé.
Car le roi tenait essentiellement à ce que
son autorité fût respectée. Il ne tolérait pas le désobéissance. C'était un
monarque absolu. Mais comme il était très bon, il donnait des ordres
raisonnables.
"Si j'ordonnais, disait-il couramment,
si j'ordonnais à un général de se changer en oiseau de mer, et si le général
n'obéissait pas, ce ne serait pas la faute du général. Ce serait ma
faute."
-Puis-je m'asseoir? s'enquit timidement le
petit prince.
-Je t'ordonne de t'asseoir, lui répondit le
roi, qui ramena majestueusement un pan de son manteau d'hermine.
Mais le petit prince s'étonnait. la planète
était minuscule. Sur quoi le roi pouvait-il bien reigner?
-Sire, lui dit-il... je vous demande pardon
de vous interroger...
-Je t'ordonne de m'interroger, se hâta de
dire le roi.
-Sire... sur quoi régnez-vous?
-Sur tout, répondit le roi, avec une grande
simplicité.
-Sur tout?
Le roi d'un geste discret désigna sa planète,
les autres planètes et les étoiles.
-Sur tout ça? dit le petit prince.
-Sur tout ça... répondit le roi.
Car non seulement c'était un monarque absolu
mais c'était un monarque universel.
-Et les étoiles vous obéissent?
-Bien sûr, lui dit le roi. Elles obéissent
aussitôt. Je ne tolère pas l'indiscipline.
Un tel pouvoir émerveilla le petit prince.
S'il l'avait détendu lui-même, il aurait pu assister, non pas à
quarante-quatre, mais à soixante-douze, ou même à cent, ou même à deux cents
couchers de soleil dans la même journée, sans avoir jamais à tirer sa chaise!
Et comme il se sentait un peu triste à cause du souvenir de sa petite planète
abandonnée, il s'enhardit à solliciter une grâce du roi:
-Je voudrais voire un coucher de soleil...
Faites-moi plaisir... Ordonnez au soleil de se coucher...
-Si j'ordonnais à un général de voler une
fleur à l'autre à la façon d'un papillon, ou d'écrire une tragédie, ou de se
changer en oiseau de mer, et si le général n'exécutait pas l'ordre reçu, qui,
de lui ou de moi, serait dans son tort?
-Ce serait vous, dit fermement le petit
prince.
-Exact. Il faut exiger de chaqu'un ce que
chaqu'un peut donner, reprit le roi. L'autorité repose d'abord sur la raison.
Si tu ordonnes à ton peuple d'aller se jeter à la mer, il fera la révollution.
J'ai le droit d'exiger l'obéissance parce que mes ordres sont raisonnables.
-Alors mon coucher de soleil? rappela le
petit prince qui jamais n'oubliait une question une fois qu'il l'avait posée.
-Ton coucher de soleil, tu l'auras. Je
l'exigerai. Mais j'attendrai, dans ma science du gouvernement, que les
conditions soient favorables.
-Quand ça sera-t-il? s'informa le petit
prince.
-Hem! Hem! lui répondit le roi, qui consulta
d'abord un gros calendrier, hem! hem! ce sera, vers... vers... ce sera ce soir
vers sept heures quarante! Et tu verras comme je suis bien obéi.
Le petit prince bâilla. Il regrettait son
coucher de soleil manqué. Et puis il s'ennuyait déjà un peu:
-Je n'ai plus rien à faire ici, dit-il au
roi. Je vais repartir!
-Ne pars pas, répontit le roi qui était si
fier d'avoir un sujet. Ne pars pas, je te fais ministre!
-Ministre de quoi?
-De... de la justice!
-Mais il n'y a personne à juger!
-On ne sait pas, lui dit le roi. Je n'ai pas
fait encore le tour de mon royaume. Je suis très vieux, je n'ai pas de place
pour un carrosse, et ça me fatigue de marcher.
-Oh! Mais j'ai déjà vu, dit le petit prince
qui se pencha pour jeter encore un coup d'oeil sur l'autre côté de la planète.
Il n'y a personne là-bas non plus...
-Tu te jugeras donc toi-même, lui répondit le
roi. C'est le plus difficile. Il est bien plus difficile de se juger soi-même
que de juger autrui. Si tu réussis à bien te juger, c'est que tu es un
véritable sage.
-Moi, dit le petit prince, je puis me juger
moi-même n'importe où. Je
n'ai pas besoin d'habiter ici.
-Hem! Hem! dit le roi, je crois bien que sur
ma planète il y a quelque part un vieux rat. Je l'entends la nuit. Tu pourras
juger ce vieux rat. Tu le condamneras à mort de temps en temps. Ainsi sa vie
dépendera de ta justice. Mais tu le gracieras chaque fois pour économiser. Il
n'y en a qu'un.
-Moi, répondit le petit prince, je n'aime pas
condamner à mort, et je crois bien que je m'en vais.
-Non, dit le roi.
Mais le petit prince, ayant achevéses
préparatifs, ne voulut point peiner le vieux monarque:
-Si votre majesté désirait être obéie
ponctuellement, elle pourrait me donner un ordre raisonnable. Elle pourrait
m'ordonner, par exemple, de partir avant une minute. Il me semble que les
conditions sont favorables...
Le roi n'ayant rien répondu, le petit prince
hésita d'abord, puis, avec un soupir, pris le départ.
-Je te fais mon ambassadeur, se hâta alors de
crier le roi.
Il avait un grand air d'autorité.
Les grandes personnes sont bien étranges, se
dit le petit prince, en lui même, durant son voyage.
La seconde planète était habitée par un
vaniteux:
-Ah! Ah! Voilà la vistit d'un admirateur!
s'écria de loin le vaniteux dès qu'il aperçut le petit prince.
Car, pour les vaniteux, les autres hommes
sont des admirateurs.
-Bonjour, dit le petit prince. Vous avez un
drôle de chapeau.
-C'est pour saluer, lui répondit le vaniteux.
C'est pour saluer quand on m'acclame. Malheureusement il ne passe jamais
personne par ici.
-Ah oui? dit le petit prince qui ne comprit
pas.
-Frappe tes mains l'une contre l'autre,
conseilla donc le vaniteux.
Le petit prince frappa ses mains l'une contre
l'autre. Le vaniteux salua modestement en soulevant son chapeau.
-Ca c'est plus amusant que la visite du roi,
se dit en lui même le petit prince. Et il recommença de frapper ses mains l'une
contre l'autre. le vaniteux recommença de saluer en soulevant son chapeau.
Après cinq minutes d'exercice le petit prince
se fatigua de la monotonie du jeu:
-Et, pour que le chapeau tombe, demanda-t-il,
que faut=il faire?
Mais le vaniteux ne l'entendit pas. les
vaniteux n'entendent jamais que des louanges.
-Est-ce que tu m'admires vraiment beaucoup?
demanda-t-il au petit prince.
-Qu'est-ce que signifie admirer?
-Admirer signifie reconnaître que je suis
l'homme le plus beau, le mieux habillé, le plus riche et le plus intelligent de
la planète.
-Mais tu es seul sur ta planète!
-Fais-moi ce plaisir. Admire-moi quand-même!
-Je t'admire, dit le petit prince, en
haussant un peu les épaules, mais en quoi cela peut-il bien t'intéresser?
Et le petit prince s'en fut.
Les grandes personnes sont décidément bien
bizarres, se dit-il en lui-même durant son voyage.
La planète suivante était habitée par un
buveur. Cette visite fut très courte, mais elle plongea le petit prince dans
une grande mélancolie:
-Que fais-tu là? dit-il au buveur, qu'il
trouva installé en silence devant une collection de bouteilles vides et une
collection de bouleilles pleines.
-Je bois, répondit le buveur, d'un air
lugubre.
-Pourquoi bois-tu? lui demanda le petit
prince.
-Pour oublier, répondit le buveur.
-Pour oublier quoi? s'enquit le petit prince
qui déjà le paignait.
-Pour oublier que j'ai honte, avoua le buveur
en baissant la tête.
-Honte de quoi? s'informa le petit prince qui
désirait le secourir.
-Honte de boire! acheva le buveur qui
s'enferma définitivement dans le silence.
Et le petit prince s'en fut, perplexe.
Les grandes personnes sont décidément très
très bizarres, se disait-il en lui-même durant le voyage.
CHAPITRE XI- INDEX - CHAPITRE XIII
La planète suivante était habitée par un
buveur. Cette visite fut très courte, mais elle plongea le petit prince dans
une grande mélancolie:
-Que fais-tu là? dit-il au buveur, qu'il
trouva installé en silence devant une collection de bouteilles vides et une
collection de bouleilles pleines.
-Je bois, répondit le buveur, d'un air
lugubre.
-Pourquoi bois-tu? lui demanda le petit
prince.
-Pour oublier, répondit le buveur.
-Pour oublier quoi? s'enquit le petit prince
qui déjà le paignait.
-Pour oublier que j'ai honte, avoua le buveur
en baissant la tête.
-Honte de quoi? s'informa le petit prince qui
désirait le secourir.
-Honte de boire! acheva le buveur qui
s'enferma définitivement dans le silence.
Et le petit prince s'en fut, perplexe.
Les grandes personnes sont décidément très
très bizarres, se disait-il en lui-même durant le voyage.
La quatrième planète était celle du
businessman. Cet homme était si occupé qu'il ne leva même pas la tête à l'arrivée
du petit prince.
-Bonjour, lui dit celui-ci. Votre cigarette
est éteinte.
-Trois et deux font cinq. Cinq et sept douze.
Douze et trois quinze. Bonjour. Quinze et sept vingt-deux. Vingt-deux et six
vingt-huit. Pas de temps de la rallumer. Vingt-six et cinq trente et un. Ouf!
Ca fait donc cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente
et un.
-Cinq cents millions de quoi?
-Hein? Tu es toujours là? Cinq cent un
million de... je ne sais plus... J'ai tellement de travail! Je suis sérieux,
moi, je ne m'amuse pas à des balivernes! Deux et cinq sept...
-Cinq cent millions de quoi, répéta le petit
prince qui jamais de sa vie, n'avait-il renoncé à une question, une fois qu'il
l'avait posée.
Le businessman leva la tête:
_Depuis cinquante-quatre ans que j'habite
cette planète-ci, je n'ai été dérangé que trois fois. la première fois ç'a été,
il y a vingt-deux ans, par un hanneton qui était tombé Dieu sait d'où. Il répandait
un bruit épouvantable, et j'ai fait quatre erreurs dans une addition. la
seconde fois ç'à été, il y a onze ans, par une crise de rhumatisme. Je suis
sérieux, moi. la troisième fois... la voici! Je disais donc cinq cent un
millions...
-Millions de quoi?
Le businessman comprit qu'il n'était point
d'espoir de paix:
-Millions de ces petites choses que l'on voit
quelquefois dans le ciel.
-Des mouches?
-Mais non, des petites choses qui brillent.
-Des abeilles?
-Mais non. Des petites choses dorées qui font
rêvasser les fainéants. Mais je suis sérieux, moi! Je n'ai pas le temps de
rêvasser.
-Ah! des étoiles?
-C'est bien ça. Des étoiles.
-Et que fais-tu des cinq cent millions
d'étoiles?
-Cinq cent un millions six cent vingt-deux
mille sept cent trente et un. Je suis un homme sérieux, moi, je suis précis.
-Et que fais-tu de ces étoiles?
-Ce que j'en fais?
-Oui.
-Rien. Je les possède.
-Tu possèdes les étoiles?
-Oui.
-Mais j'ai déjà vu un roi qui...
-Les rois ne possèdent pas. Ils
"règnent" sur. C'est très différent.
-Et à quoi cela te sert-il de posséder les
étoiles?
-Ca me sert à être riche.
-Et à quoi cela te sert-il d'être riche?
-A acheter d'autres étoiles, si quelqu'un en
trouve.
Celui-là, se dit en lui-même le petit prince,
il raisonne un peu comme mon ivrogne.
Cependant il posa encore des questions:
-Comment peut-on posséder les étoiles?
-A qui sont-elles? riposta, grincheux, le
businessman.
-Je ne sais pas. A personne.
-Alors elles sont à moi, car j'y ai pensé le
premier.
-Ca suffit?
-Bien sûr. Quand tu trouves un diament qui
n'est à personne, il est à toi. Quand tu trouves une île qui n'est à personne,
elle est à toi. Quand tu as une idée le premier, tu la fais breveter: elle est
à toi. Et moi je possède les étoiles, puisque jamais personne avant moi n'a songé
à les posséder.
-Ca c'est vrai, dit le petit prince. Et qu'en
fais-tu?
-Je les gère. Je les compte et je les
recompte, dit le businessman. C'est difficile. Mais je suis un homme sérieux!
Le petit prince n'était pas satisfait encore.
-Moi, si je possède un foulard, je puis le
mettre autour de mon cou et l'emporter. Moi, si je possède une fleur, je puis
cueillir ma fleur et l'emporter. Mais tu ne peux pas cueillir les étoiles!
-Non, mais je puis les placer en banque.
-Qu'est-ce que ça veut dire?
-Ca veut dire que j'écris sur un petit papier
le nombre de mes étoiles. Et puis j'enferme à clef ce papier-là dans un tiroir.
-Et c'est tout?
-Ca suffit!
C'est amusant, pensa le petit prince. C'est
assez poétique. Mais ce n'est pas très sérieux.
Le petit prince avait sur les choses
sérieuses des idées très différentes des idées des grandes personnes.
-Moi, dit-il encore, je possède une fleur que
j'arrose tous les jours. Je possède trois volcans que je ramone toutes les
semaines. Car je ramone aussi celui qui est éteint. On ne sait jamais. C'est
utile à mes volcans, et c'est aussi utile à ma fleur, que je les possède. Mais
tu n'est pas utile aux étoiles...
Le businessman ouvrit la bouche mais ne
trouva rien à répondre, et le petit prince s'en fut.
Les grandes personnes sont décidément tout à
fait extraordinaires, se disait-il en lui même durant son voyage.
La cinquième planète était très curieuse.
C'était la plus petite de toutes. Il y avait là juste assez de place pour loger
un réverbère et un allumeur de réverbères. le petit prince ne parvenait pas à
s'expliquer à quoi pouvaient servir, quelque part dans le ciel, sur une planète
sans maison, ni population, un réverbère et un allumeur de réverbères.
Cependant il se dit en lui-même:
- Peut-être bien que cette homme est absurde.
Cependant il est moins absurde que le roi, que le vaniteux, que le businessman
et que le buveur. Au moins son travail a-t-il un sens. Quand il allume son
réverbère, c'est comme s'il faisait naître une étoile de plus, ou une fleur.
Quand il éteint son réverbère ça endort la fleur ou l'étoile. C'est une
occupation très jolie. C'est véritablement utile puisque c'est joli.
Lorsqu'il aborda la planète il salua
respectueusement l'allumeur:
-Bonjour. Pourquoi viens-tu dd'éteindre ton
réverbère?
-C'est la consigne, répondit l'allumeur.
Bonjour.
-Qu'est ce la consigne?
-C'est d'éteindre mon réverbère. Bonsoir.
Et il le ralluma.
-Mais pourquoi viens-tu de rallumer?
-C'est la consigne, répondit l'allumeur.
-Je ne comprends pas, dit le petit prince.
-Il n'y a rien à comprendre, dit l'allumeur.
la consigne c'est la consigne. Bonjour.
Et il éteignit son réverbère.
Puis il s'épongea le front avec un mouchoir à
carreaux rouges.
-Je fais là un travail terrible. C'était
raisonnable autrefois. J'éteignais le matin et j'allumais le soir. J'avais le
reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit pour dormir...
-Et, depuis cette époque, la consigne à
changé?
-La consigne n'a pas changé, dit l'allumeur.
C'est bien là le drame! la planète d'année en année a tourné de plus en plus
vite, et la consigne n'a pas changé!
-Alors? dit le petit prince.
-Alors maintenant qu'elle fait un tour par
minute, je n'ai plus un seconde de repos. J'allume et j'éteins une fois par
minute!
-Ca c'est drôle! les jours chez toi durent
une minute!
-Ce n'est pas drôle du tout, dit l'allumeur.
Ca fait déjà un mois que nous parlons ensemble.
-Un mois?
-Oui. Trente minutes. Trente jours! Bonsoir.
Et il ralluma son réverbère.
Le petit prince le regarda et il aima cet
allumeur qui était si fidèle à sa consigne. Il se souvint des couchers de
soleil que lui-même allait autrefois chercher, en tirant sa chaise. Il voulut
aider son ami:
-Tu sais... je connais un moyen de te reposer
quand tu voudras...
-Je veux toujours, dit l'allumeur.
Car on peut être, à la fois, fidèle et
paresseux.
Le
petit prince poursuivit:
-Ta planète est tellement petite que tu en
fais le tour en trois enjambées. Tu n'as qu'à marcher lentement pour rester
toujours au soleil. Quand tu voudras te reposer tu marcheras... et le jour
durera aussi longtemps que tu voudras.
-Ca ne m'avance pas # grand chose, dit
l'allumeur. Ce que j'aime dans la vie, c'est dormir.
-Ce n'est pas de chance, dit le petit prince.
-Ce n'est pas de chance, dit l'allumeur.
Bonjour.
Et il éteignit son réverbère.
Celui-là, se dit le petit prince, tandis
qu'il poursuivait plus loin son voyage, celui-là serait méprisé par tous les
autres, par le roi, par le vaniteux, par le buveur, par le businessman.
Cependant c'est le seul qui ne me paraisse pas ridicule. C'est, peut-être,
parce qu'il s'occupe d'autre chose que de soi-même.
Il eut un soupir de regret et se dit encore:
-Celui-là est le seul dont j'eusse pu faire
mon ami. Mais sa planète est vraiment trop petite. Il n'y a pas de place pour
deux...
Ce que le petit prince n'osait pas s'avouer,
c'est qu'il regrettait cette planète bénie à cause, surtout, des mille quatre
cent quarrante couchers de soleil par vingt-quatre heures!
La sixième planète était une planète dix fois
plus vaste. Elle était habitée par un vieux Monsieur qui écrivait d'énormes
livres.
-Tiens! voilà un explorateur! s'écria-t-il,
quand il aperçut le petit prince.
Le petit prince s'assit sur la table et
souffla un peu. Il avait déjà tant voyagé!
-D'où viens-tu? lui dit le vieux Monsieur.
-Quel est ce gros livre? dit le petit prince.
Que faites-vous ici?
-Je suis géographe, dit le vieux Monsieur.
-Qu'est-ce un géographe?
-C'est un savant qui connaît où se trouvent
les mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les déserts.
-Ca c'est intéressant, dit le petit prince.
Ca c'est enfin un véritable métier! Et il jeta un coup d'oeil autour de lui sur
la planète du géographe. Il n'avait jamais vu encore une planète aussi
majestueuse.
-Elle est bien belle, votre planète. Est-ce
qu'il y a des océans?
-Je ne puis pas le savoir, dit le géographe.
-Ah! (Le petit prince était déçu.) Et des
montagnes?
-Je ne puis pas le savoir, dit le géographe.
-Et des villes et des fleuves et des déserts?
-Je ne puis pas le savoir non plus, dit le
géographe.
-Mais vous êtes géographe!
-C'est exact, dit le géographe, mais je ne
suis pas explorateur. Je manque absolument d'explorateurs. Ce n'est pas le
géographe qui va faire le compte des villes, des fleuves, des montagnes, des
mers et des océans. La géographe est trop important pour flâner. Il ne quitte
pas son bureau. Mais il re/oit les explorateurs. Il les interroge, et il prend
note leurs souvenirs. Et si les souvenirs de l'un d'entre eux lui paraissent
intéressants, le géographe fait une enquète sur la moralité de l'explorateur.
-Pourquoi ça?
-Parce qu'un explorateur qui mentait
entraînerait des catastrophes dans les livres de géographie. Et aussi un
explorateur qui boirait trop.
-Pourquoi ça? fit le petit prince.
-Parce que les ivrognes voient double. Alors
le géographe noterait deux montagnes, là où il n'y en a qu'un seule.
-Je connais quelqu'un, dit le petit prince,
qui serait mauvais explorateur.
-C'est possible. Donc, quand la moralité de
l'explorateur paraît bonne, on fait une enquète sur sa découverte.
-On va voir?
-Non. C'est trop compliqué. Mais on exige
qu'il en rapporte de grosses pierres.
Le géographe soudain s'émut.
-Mais toi, tu viens de loin! Tu es
explorateur! Tu vas me décrire ta planète!
Et le géographe, ayant ouvert son régistre,
tailla son crayon. On note d'abord au crayon les récits des explorateurs. On
attend, pour noter à l'encre, que l'explorateur ait fourni des preuves.
-Alors? interrogea le géographe.
-Oh! chez moi, dit le petit prince, ce n'est
pas très intéressant, c'est tout petit. J'ai trois volcans. Deux volcans en
activité, et un volcan éteint. Mais on ne sait jamais.
-On ne sait jamais, dit le géographe.
-J'ai aussi une fleur.
-Nous ne notons pas les fleurs, dit le
géographe.
-Pourquoi ça! c'est pas joli!
-Parce que les fleurs sont éphémères.
-Qu'est ce que signifie:
"éphémère"?
-Les géographies, dit le géographe, sont les
livres les plus précieux de tous les livres. Elles ne se démodent jamais. Il
est rare qu'une montagne change de place. Il est très rare qu'un océan se vide
de son eau. Nous
écrivons des choses éternelles.
-Mais les volcans éteints peuvent se
réveiller, interrompit le petit prince. Qu'est -ce que signifie
"éphémère"?
-Que les volcans soient éteints ou soient
éveillés, ça revient au même pour nous autres, dit le géographe. Ce qui compte
pour nous, c'est la montagne. Elle ne change pas.
-Mais qu'est-ce que signifie
"éphémère"? répéta le petit prince qui, de sa vie, n'avait renoncé à
une question, une fois qu'il l'avait posée.
-Ca signifie "qui est menacé de
disparition prochaine".
-Ma fleur est menacée de disparition
prochaine?
-Bien sûr.
Ma fleur est éphémère, se dit le petit
prince, et elle n'a que quatre épines pour se défendre contre le monde! Et je
l'ai laissée toute seule chez moi!
Ce fut là son premier mouvement de regret.
Mais il reprit courage:
-Que me conseillez-vous d'aller visiter?
demanda-t-il.
-La planète Terre, lui répondit le géographe.
Elle a une bonne réputation...
Et le petit prince s'en fut, songeant à sa
fleur.